– Punis-moi, car je viens de t'offenser; mais ne fais rien à mon frère, qui n'a touché qu'à ton rosier!
Cette intervention inattendue de l'homme à qui je devais le salut de Marie, son geste, son regard, l'accent impérieux de sa voix, me frappèrent de stupeur. Mais sa généreuse imprudence, loin de faire rougir mon oncle, n'avait fait que redoubler la rage du maître et la détourner du patient à son défenseur. Mon oncle, exaspéré, se dégagea des bras du grand nègre, en l'accablant de menaces, et leva de nouveau son fouet pour l'en frapper à son tour. Cette fois le fouet lui fut arraché de la main. Le noir en brisa le manche garni de clous comme on brise une paille, et foula sous ses pieds ce honteux instrument de vengeance. J'étais immobile de surprise, mon oncle de fureur; c'était une chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée. Ses yeux s'agitaient comme prêts à sortir de leur orbite; ses lèvres bleues tremblaient. L'esclave le considéra un instant d'un air calme; puis tout à coup, lui présentant avec dignité une cognée qu'il tenait à la main:
– Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prends au moins cette hache.
Mon oncle, qui ne se connaissait plus, aurait certainement exaucé son voeu, et se précipitait sur la hache, quand j'intervins à mon tour. Je m'emparai lestement de la cognée et je la jetai dans le puits d'une noria, qui était voisine.
– Que fais-tu? me dit mon oncle avec emportement.
– Je vous sauve, lui répondis-je, du malheur de frapper le défenseur de votre fille. C'est à cet esclave que vous devez Marie; c'est le nègre dont vous m'avez promis la liberté.
Le moment était mal choisi pour invoquer cette promesse. Mes paroles effleurèrent à peine l'esprit ulcéré du colon.
– Sa liberté! me répliqua-t-il d'un air sombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté! nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront les juges de la cour martiale.
Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie et moi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avait causé cette scène fut puni de la bastonnade, et l'on plongea son défenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d'avoir porté la main sur un blanc. De l'esclave au maître, c'était un crime capital.
XI
Vous jugez, messieurs, à quel point toutes ces circonstances avaient dû éveiller mon intérêt et ma curiosité. Je pris des renseignements sur le compte du prisonnier. On me révéla des particularités singulières. On m'apprit que ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect pour ce jeune nègre. Esclave comme eux, il lui suffisait d'un signe pour s'en faire obéir. Il n'était point né dans les cases; on ne lui connaissait ni père ni mère; il y avait même peu d'années, disait-on, qu'un vaisseau négrier l'avait jeté à Saint-Domingue. Cette circonstance rendait plus remarquable encore l'empire qu'il exerçait sur tous ses compagnons, sans même en excepter les noirs créoles, qui, vous ne l'ignorez sans doute pas, messieurs, professaient ordinairement le plus profond mépris pour les nègres congos; expression impropre, et trop générale, par laquelle on désignait dans la colonie tous les esclaves amenés d'Afrique.
Quoiqu'il parût absorbé dans une noire mélancolie, sa force extraordinaire, jointe à une adresse merveilleuse, en faisait un sujet du plus grand prix pour la culture des plantations. Il tournait plus vite et plus longtemps que ne l'aurait fait le meilleur cheval les roues des norias. Il lui arrivait souvent de faire en un jour l'ouvrage de dix de ses camarades pour les soustraire aux châtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-il adoré des esclaves; mais la vénération qu'ils lui portaient, toute différente de la terreur superstitieuse dont ils environnaient le fou Habibrah, semblait avoir aussi quelque cause cachée; c'était une espèce de culte.
Ce qu'il y avait d'étrange, reprenait-on, c'était de le voir aussi doux, aussi simple avec ses égaux, qui se faisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de nos commandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés, anneaux intermédiaires qui liaient en quelque sorte la chaîne de la servitude à celle du despotisme, joignant à la bassesse de leur condition l'insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisir à l'accabler de travail et de vexations.
Il paraît néanmoins qu'ils ne pouvaient s'empêcher de respecter le sentiment de fierté qui l'avait porté à outrager mon oncle. Aucun d'eux n'avait jamais osé lui infliger de punitions humiliantes. S'il leur arrivait de l'y condamner, vingt nègres se levaient pour les subir à sa place; et lui, immobile, assistait gravement à leur exécution, comme s'ils n'eussent fait que remplir un devoir. Cet homme bizarre était connu dans les cases sous le nom de Pierrot.
XII
Tous ces détails exaltèrent ma jeune imagination. Marie, pleine de reconnaissance et de compassion, applaudit à mon enthousiasme, et Pierrot s'empara si vivement de notre intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvais aux moyens de lui parler.
Quoique fort jeune, comme neveu de l'un des plus riches colons du Cap, j'étais capitaine des milices de la paroisse de l'Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde, et à un détachement des dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l'ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le frère d'un pauvre colon auquel j'avais eu le bonheur de rendre de très grands services, et qui m'était entièrement dévoué…
Ici tout l'auditoire interrompit d'Auverney en nommant Thadée.
– Vous l'avez deviné, messieurs, reprit le capitaine. Vous comprenez sans peine qu'il ne me fut pas difficile d'obtenir de lui l'entrée du cachot du nègre. J'avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encore toute flagrante, j'eus soin de ne m'y rendre qu'à l'heure où il faisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j'arrivai à la porte du cachot; Thadée l'ouvrit et se retira. J'entrai.
Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n'était pas seul; un dogue énorme se leva en grondant et s'avança vers moi. – Rask! cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint se coucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelques misérables aliments.
J'étais en uniforme; la lumière que répandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible que Pierrot ne pouvait distinguer qui j'étais.
– Je suis prêt, me dit-il d'un ton calme.
En achevant ces paroles, il se leva à demi.
– Je suis prêt, répéta-t-il encore.
– Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.
L'émotion faisait trembler ma voix. Le prisonnier ne parut pas la reconnaître.
Il poussa du pied quelques débris qui retentirent.
– Des fers! je les ai brisés.
Il y avait dans l'accent dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire: Je ne suis pas fait pour porter des fers. Je repris:
– L'on ne m'avait pas dit qu'on vous eût laissé un chien.
– C'est moi qui l'ai fait entrer.
J'étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d'un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur, et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu'il comprit le sens de mes réflexions; il se leva autant que la voûte trop basse le lui permettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pu facilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.