– Je suis sauvée!
À ce mouvement, à cette parole de Marie, le nègre se retourne brusquement, croise ses bras sur sa poitrine gonflée, et, attachant sur ma fiancée un regard douloureux, demeure immobile, sans paraître s'apercevoir que le crocodile est là, près de lui, qu'il s'est débarrassé de la bisaiguë, et qu'il va le dévorer. C'en était fait du courageux noir, si, déposant rapidement Marie sur les genoux de sa nourrice, toujours assise sur un banc et plus morte que vive, je ne me fusse approché du monstre, et je n'eusse déchargé à bout portant dans sa gueule la charge de ma carabine. L'animal, foudroyé, ouvrit et ferma encore deux ou trois fois sa gueule sanglante et ses yeux éteints, mais ce n'était plus qu'un mouvement convulsif, et tout à coup il se renversa à grand bruit sur le dos en roidissant ses deux pattes larges et écaillées. Il était mort.
Le nègre que je venais de sauver si heureusement détourna la tête, et vit les derniers tressaillements du monstre; alors il fixa ses yeux sur la terre, et les relevant lentement vers Marie, qui était revenue achever de se rassurer sur mon coeur, il me dit, et l'accent de sa voix exprimait plus que le désespoir, il me dit:
– Porque le has matado?[9]
Puis il s'éloigna à grands pas sans attendre ma réponse, et rentra dans le bosquet, où il disparut.
IX
Cette scène terrible, ce dénouement singulier, les émotions de tout genre qui avaient précédé, accompagné et suivi mes vaines recherches dans le bois, jetèrent un chaos dans ma tête. Marie était encore toute pensive de sa terreur, et il s'écoula un temps assez long avant que nous puissions nous communiquer nos pensées incohérentes autrement que par des regards et des serrements de main. Enfin je rompis le silence.
– Viens, dis-je à Marie, sortons d'ici! ce lieu a quelque chose de funeste!
Elle se leva avec empressement, comme si elle n'eût attendu que ma permission, appuya son bras sur le mien, et nous sortîmes.
Je lui demandai alors comment lui était advenu le secours miraculeux de ce noir au moment du danger horrible qu'elle venait de courir, et si elle savait qui était cet esclave, car le grossier caleçon qui voilait à peine sa nudité montrait assez qu'il appartenait à la dernière classe des habitants de l'île.
– Cet homme, me dit Marie, est sans doute un des nègres de mon père, qui était à travailler aux environs de la rivière à l'instant où l'apparition du crocodile m'a fait pousser le cri qui t'a averti de mon péril. Tout ce que je puis te dire, c'est qu'au moment même il s'est élancé hors du bois pour voler à mon secours.
– De quel côté est-il venu? lui demandai-je.
– Du côté opposé à celui d'où partait la voix l'instant d'auparavant, et par lequel tu venais de pénétrer dans le bosquet.
Cet incident dérangea le rapprochement que mon esprit n'avait pu s'empêcher de faire entre les mots espagnols que m'avait adressés le nègre en se retirant, et la romance qu'avait chantée dans la même langue mon rival inconnu. D'autres rapports d'ailleurs s'étaient déjà présentés à moi. Ce nègre, d'une taille presque gigantesque, d'une force prodigieuse, pouvait bien être le rude adversaire contre lequel j'avais lutté la nuit précédente. La circonstance de la nudité devenait d'ailleurs un indice frappant. Le chanteur du bosquet avait dit: – Je suis noir. – Similitude de plus. Il s'était déclaré roi, et celui-ci n'était qu'un esclave, mais je me rappelais, non sans étonnement, l'air de rudesse et de majesté empreint sur son visage au milieu des signes caractéristiques de la race africaine, l'éclat de ses yeux, la blancheur de ses dents sur le noir éclatant de sa peau, la largeur de son front, surprenante surtout chez un nègre, le gonflement dédaigneux qui donnait à l'épaisseur de ses lèvres et de ses narines quelque chose de si fier et de si puissant, la noblesse de son port, la beauté de ses formes, qui, quoique maigries et dégradées par la fatigue d'un travail journalier, avaient encore un développement pour ainsi dire herculéen; je me représentais dans son ensemble l'aspect imposant de cet esclave, et je me disais qu'il aurait bien pu convenir à un roi. Alors, calculant une foule d'autres incidents, mes conjectures s'arrêtaient avec un frémissement de colère sur ce nègre insolent; je voulais le faire rechercher et châtier… Et puis toutes mes indécisions me revenaient. En réalité, où était le fondement de tant de soupçons? L'île de Saint-Domingue étant en grande partie possédée par l'Espagne, il résultait de là que beaucoup de nègres, soit qu'ils eussent primitivement appartenu à des colons de Santo-Domingo, soit qu'ils y fussent nés, mêlaient la langue espagnole à leur jargon. Et parce que cet esclave m'avait adressé quelques mots en espagnol, était-ce une raison pour le supposer auteur d'une romance en cette langue, qui annonçait nécessairement un degré de culture d'esprit selon mes idées tout à fait inconnu aux nègres? Quant à ce reproche singulier qu'il m'avait adressé d'avoir tué le crocodile, il annonçait chez l'esclave un dégoût de la vie que sa position expliquait d'elle-même, sans qu'il fût besoin, certes, d'avoir recours à l'hypothèse d'un amour impossible pour la fille de son maître. Sa présence dans le bosquet du pavillon pouvait bien n'être que fortuite; sa force et sa taille étaient loin de suffire pour constater son identité avec mon antagoniste nocturne. Était-ce sur d'aussi frêles indices que je pouvais charger d'une accusation terrible devant mon oncle et livrer à la vengeance implacable de son orgueil un pauvre esclave qui avait montré tant de courage pour secourir Marie?
Au moment où ces idées se soulevaient contre ma colère, Marie la dissipa entièrement en me disant avec sa douce voix:
– Mon Léopold, nous devons de la reconnaissance à ce brave nègre; sans lui, j'étais perdue! Tu serais arrivé trop tard.
Ce peu de mots eut un effet décisif. Il ne changea pas mon intention de faire rechercher l'esclave qui avait sauvé Marie, mais il changea le but de cette recherche. C'était pour une punition; ce fut pour une récompense.
Mon oncle apprit de moi qu'il devait la vie de sa fille à l'un de ses esclaves, et me promit sa liberté; si je pouvais le retrouver dans la foule de ces infortunés.
X
Jusqu'à ce jour, la disposition naturelle de mon esprit m'avait tenu éloigné des plantations où les noirs travaillaient. Il m'était trop pénible de voir souffrir des êtres que je ne pouvais soulager. Mais, dès le lendemain, mon oncle m'ayant proposé de l'accompagner dans sa ronde de surveillance, j'acceptai avec empressement, espérant rencontrer parmi les travailleurs le sauveur de ma bien-aimée Marie.
J'eus lieu de voir dans cette promenade combien le regard d'un maître est puissant sur des esclaves, mais en même temps combien cette puissance s'achète cher. Les nègres, tremblants en présence de mon oncle, redoublaient, sur son passage, d'efforts et d'activité; mais qu'il y avait de haine dans cette terreur! Irascible par habitude, mon oncle était prêt à se fâcher de n'en avoir pas sujet, quand son bouffon Habibrah, qui le suivait toujours, lui fit remarquer tout à coup un noir qui, accablé de lassitude, s'était endormi sous un bosquet de dattiers. Mon oncle court à ce malheureux, le réveille rudement, et lui ordonne de se remettre à l'ouvrage. Le nègre, effrayé, se lève, et découvre en se levant un jeune rosier du Bengale sur lequel il s'était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever. L'arbuste était perdu. Le maître, déjà irrité de ce qu'il appelait la paresse de l'esclave, devient furieux a cette vue. Hors de lui, il détache de sa ceinture le fouet armé de lanières ferrées qu'il portait dans ses promenades, et lève le bras pour en frapper le nègre tombé à genoux. Le fouet ne retomba pas. Je n'oublierai jamais ce moment. Une main puissante arrêta subitement la main du colon. Un noir (c'était celui-là même que je cherchais!) lui cria en français: