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Ils étaient couchés là; ils s’y étaient battus quelques heures auparavant; la mitraille, éparse sous eux en grains de fer et de plomb, et mal balayée, les gênait un peu pour dormir; mais ils étaient fatigués, et ils se reposaient. Cette salle avait été le lieu horrible; là on avait attaqué; là on avait rugi, hurlé, grincé, frappé, tué, expiré; beaucoup des leurs étaient tombés morts sur ce pavé où ils se couchaient assoupis; cette paille qui servait à leur sommeil buvait le sang de leurs camarades; maintenant c’était fini, le sang était étanché, les sabres étaient essuyés, les morts étaient morts; eux ils dormaient paisibles. Telle est la guerre. Et puis, demain, tout le monde aura le même sommeil.

À l’entrée de Gauvain, quelques-uns de ces hommes assoupis se levèrent, entre autres l’officier qui commandait le poste. Gauvain lui désigna la porte du cachot:

– Ouvrez-moi, dit-il.

Les verrous furent tirés, la porte s’ouvrit.

Gauvain entra dans le cachot.

La porte se referma derrière lui.

LIVRE VI. FÉODALITÉ ET RÉVOLUTION

I L’ANCÊTRE

Une lampe était posée sur la dalle de la Crypte, à côté du soupirail carré de l’oubliette.

On apercevait aussi sur la dalle la cruche pleine d’eau, le pain de munition et la botte de paille. La crypte étant taillée dans le roc, le prisonnier qui eût eu la fantaisie de mettre le feu à la paille eût perdu sa peine; aucun risque d’incendie pour la prison, certitude d’asphyxie pour le prisonnier.

À l’instant où la porte tourna sur ses gonds, le marquis marchait dans son cachot; va-et-vient machinal propre à tous les fauves mis en cage.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant puis en se refermant, il leva la tête, et la lampe qui était à terre entre Gauvain et le marquis éclaira ces deux hommes en plein visage.

Ils se regardèrent, et ce regard était tel qu’il les fit tous deux immobiles.

Le marquis éclata de rire et s’écria:

– Bonjour, monsieur. Voilà pas mal d’années que je n’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Vous me faites la grâce de venir me voir. Je vous remercie. Je ne demande pas mieux que de causer un peu. Je commençais à m’ennuyer. Vos amis perdent le temps, des constatations d’identité, des cours martiales, c’est long toutes ces manières-là. J’irais plus vite en besogne. Je suis ici chez moi. Donnez-vous la peine d’entrer. Eh bien, qu’est-ce que vous dites de tout ce qui se passe? C’est original, n’est-ce pas? Il y avait une fois un roi et une reine; le roi, c’était le roi; la reine, c’était la France. On a tranché la tête au roi et marié la reine à Robespierre; ce monsieur et cette dame ont eu une fille qu’on nomme la guillotine, et avec laquelle il paraît que je ferai connaissance demain matin. J’en serai charmé. Comme de vous voir. Venez-vous pour cela? Avez-vous monté en grade? Seriez-vous le bourreau? Si c’est une simple visite d’amitié, j’en suis touché. Monsieur le vicomte, vous ne savez peut-être plus ce que c’est qu’un gentilhomme. Eh bien, en voilà un, c’est moi. Regardez ça. C’est curieux; ça croit en Dieu, ça croit à la tradition, ça croit à la famille, ça croit à ses aïeux, ça croit à l’exemple de son père, à la fidélité, à la loyauté, au devoir envers son prince, au respect des vieilles lois, à la vertu, à la justice; et ça vous ferait fusiller avec plaisir. Ayez, je vous prie, la bonté de vous asseoir. Sur le pavé, c’est vrai; car il n’y a pas de fauteuil dans ce salon; mais qui vit dans la boue peut s’asseoir par terre. Je ne dis pas cela pour vous offenser, car ce que nous appelons la boue, vous l’appelez la nation. Vous n’exigez sans doute pas que je crie Liberté, Égalité, Fraternité? Ceci est une ancienne chambre de ma maison; jadis les seigneurs y mettaient les manants; maintenant les manants y mettent les seigneurs. Ces niaiseries-là se nomment une révolution. Il paraît qu’on me coupera le cou d’ici à trente-six heures. Je n’y vois pas d’inconvénient. Par exemple, si l’on était poli, on m’aurait envoyé ma tabatière, qui est là-haut dans la chambre des miroirs, où vous avez joué tout enfant et où je vous ai fait sauter sur mes genoux. Monsieur, je vais vous apprendre une chose, vous vous appelez Gauvain, et, chose bizarre, vous avez du sang noble dans les veines, pardieu, le même sang que le mien, et ce sang qui fait de moi un homme d’honneur fait de vous un gueusard. Telles sont les particularités. Vous me direz que ce n’est pas votre faute. Ni la mienne. Parbleu, on est un malfaiteur sans le savoir. Cela tient à l’air qu’on respire; dans des temps comme les nôtres, on n’est pas responsable de ce qu’on fait, la révolution est coquine pour tout le monde; et tous vos grands criminels sont de grands innocents. Quelles buses! À commencer par vous. Souffrez que je vous admire. Oui, j’admire un garçon tel que vous, qui, homme de qualité, bien situé dans l’État, ayant un grand sang à répandre pour les grandes causes, vicomte de cette Tour-Gauvain, prince de Bretagne, pouvant être duc par droit et pair de France par héritage, ce qui est à peu près tout ce que peut désirer ici-bas un homme de bon sens, s’amuse, étant ce qu’il est, à être ce que vous êtes, si bien qu’il fait à ses ennemis l’effet d’un scélérat et à ses amis l’effet d’un imbécile. À propos, faites mes compliments à monsieur l’abbé Cimourdain.

Le marquis parlait à son aise, paisiblement, sans rien souligner, avec sa voix de bonne compagnie, avec son œil clair et tranquille, les deux mains dans ses goussets. Il s’interrompit, respira longuement, et reprit:

– Je ne vous cache pas que j’ai fait ce que j’ai pu pour vous tuer. Tel que vous me voyez, j’ai trois fois, moi-même, en personne, pointé un canon sur vous. Procédé discourtois, je l’avoue; mais ce serait faire fond sur une mauvaise maxime que de s’imaginer qu’en guerre l’ennemi cherche à nous être agréable. Car nous sommes en guerre, monsieur mon neveu. Tout est à feu et à sang. C’est pourtant vrai qu’on a tué le roi. Joli siècle.

Il s’arrêta encore, puis poursuivit:

– Quand on pense que rien de tout cela ne serait arrivé si l’on avait pendu Voltaire et mis Rousseau aux galères! Ah! les gens d’esprit, quel fléau! Ah çà, qu’est-ce que vous lui reprochez, à cette monarchie? c’est vrai, on envoyait l’abbé Pucelle à son abbaye de Corbigny, en lui laissant le choix de la voiture et tout le temps qu’il voudrait pour faire le chemin, et quant à votre monsieur Titon, qui avait été, s’il vous plaît, un fort débauché, et qui allait chez les filles avant d’aller aux miracles du diacre Pâris, on le transférait du château de Vincennes au château de Ham en Picardie, qui est, j’en conviens, un assez vilain endroit. Voilà les griefs; je m’en souviens; j’ai crié aussi dans mon temps; j’ai été aussi bête que vous.

Le marquis tâta sa poche comme s’il y cherchait sa tabatière, et continua:

– Mais pas aussi méchant. On parlait pour parler. Il y avait aussi la mutinerie des enquêtes et des requêtes, et puis ces messieurs les philosophes sont venus, on a brûlé les écrits au lieu de brûler les auteurs, les cabales de la cour s’en sont mêlées; il y a eu tous ces benêts, Turgot, Quesnay, Malesherbes, les physiocrates, et cætera, et le grabuge a commencé. Tout est venu des écrivailleurs et des rimailleurs. L’Encyclopédie! Diderot! d’Alembert! Ah! les méchants bélîtres! Un homme bien né comme ce roi de Prusse, avoir donné là dedans! Moi, j’eusse supprimé tous les gratteurs de papier. Ah! nous étions des justiciers, nous autres. On peut voir ici sur le mur la marque des roues d’écartèlement. Nous ne plaisantions pas. Non, non, point d’écrivassiers! Tant qu’il y aura des Arouet, il y aura des Marat. Tant qu’il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aura des gredins qui assassinent; tant qu’il y aura de l’encre, il y aura de la noirceur; tant que la patte de l’homme tiendra la plume de l’oie, les sottises frivoles engendreront les sottises atroces. Les livres font les crimes. Le mot chimère a deux sens, il signifie rêve, et il signifie monstre. Comme on se paye de billevesées! Qu’est-ce que vous nous chantez avec vos droits? Droits de l’homme! droits du peuple! Cela est-il assez creux, assez stupide, assez imaginaire, assez vide de sens! Moi, quand je dis: Havoise, sœur de Conan II, apporta le comté de Bretagne à Hoël, comte de Nantes et de Cornouailles, qui laissa le trône à Alain Fergant, oncle de Berthe, qui épousa Alain le Noir, seigneur de la Roche-sur -Yon, et en eut Conan le Petit, aïeul de Guy ou Gauvain de Thouars, notre ancêtre, je dis une chose claire, et voilà un droit. Mais vos drôles, vos marauds, vos croquants, qu’appellent-ils leurs droits? Le déicide et le régicide. Si ce n’est pas hideux! Ah! les maroufles! J’en suis fâché pour vous, monsieur; mais vous êtes de ce fier sang de Bretagne; vous et moi, nous avons Gauvain de Thouars pour grand-père; nous avons encore pour aïeul ce grand duc de Montbazon qui fut pair de France et honoré du collier des ordres, qui attaqua le faubourg de Tours et fut blessé au combat d’Arques, et qui mourut grand-veneur de France en sa maison de Couzières en Touraine, âgé de quatre-vingt-six ans. Je pourrais vous parler encore du duc de Laudunois, fils de la dame de la Garnache, de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, et de Henri de Lenoncourt, et de Françoise de Laval-Boisdauphin. Mais à quoi bon? Monsieur a l’honneur d’être un idiot, et il tient à être l’égal de mon palefrenier. Sachez ceci, j’étais déjà un vieil homme que vous étiez encore un marmot. Je vous ai mouché, morveux, et je vous moucherais encore. En grandissant, vous avez trouvé moyen de vous rapetisser. Depuis que nous ne nous sommes vus, nous sommes allés chacun de notre côté, moi du côté de l’honnêteté, vous du côté opposé. Ah! je ne sais pas comment tout cela finira; mais messieurs vos amis sont de fiers misérables. Ah! oui, c’est beau, j’en tombe d’accord, les progrès sont superbes, on a supprimé dans l’armée la peine de la chopine d’eau infligée trois jours consécutifs au soldat ivrogne; on a le maximum, la Convention, l’évêque Gobel, monsieur Chaumette et monsieur Hébert, et l’on extermine en masse tout le passé, depuis la Bastille jusqu’à l’almanach. On remplace les saints par les légumes. Soit, messieurs les citoyens, soyez les maîtres, régnez, prenez vos aises, donnez-vous-en, ne vous gênez pas. Tout cela n’empêchera pas que la religion ne soit la religion, que la royauté n’emplisse quinze cents ans de notre histoire, et que la vieille seigneurie française, même décapitée, ne soit plus haute que vous. Quant à vos chicanes sur le droit historique des races royales, nous en haussons les épaules. Chilpéric, au fond, n’était qu’un moine appelé Daniel; ce fut Rainfroi qui inventa Chilpéric pour ennuyer Charles Martel; nous savons ces choses-là aussi bien que vous. Ce n’est pas la question. La question est ceci: être un grand royaume; être la vieille France, être ce pays d’arrangement magnifique, où l’on considère premièrement la personne sacrée des monarques, seigneurs absolus de l’État, puis les princes, puis les officiers de la couronne, pour les armes sur terre et sur mer, pour l’artillerie, direction et surintendance des finances. Ensuite il y a la justice souveraine et subalterne, suivie du maniement des gabelles et recettes générales, et enfin la police du royaume dans ses trois ordres. Voilà qui était beau et noblement ordonné; vous l’avez détruit. Vous avez détruit les provinces, comme de lamentables ignorants que vous êtes, sans même vous douter de ce que c’était que les provinces. Le génie de la France est composé du génie même du continent, et chacune des provinces de France représentait une vertu de l’Europe; la franchise de l’Allemagne était en Picardie, la générosité de la Suède en Champagne, l’industrie de la Hollande en Bourgogne, l’activité de la Pologne en Languedoc, la gravité de l’Espagne en Gascogne, la sagesse de l’Italie en Provence, la subtilité de la Grèce en Normandie, la fidélité de la Suisse en Dauphiné. Vous ne saviez rien de tout cela; vous avez cassé, brisé, fracassé, démoli, et vous avez été tranquillement des bêtes brutes. Ah! vous ne voulez plus avoir de nobles! Eh bien, vous n’en aurez plus. Faites-en votre deuil. Vous n’aurez plus de paladins, vous n’aurez plus de héros. Bonsoir les grandeurs anciennes. Trouvez-moi un d’Assas à présent! Vous avez tous peur pour votre peau. Vous n’aurez plus les chevaliers de Fontenoy qui saluaient avant de tuer, vous n’aurez plus les combattants en bas de soie du siège de Lérida; vous n’aurez plus de ces fières journées militaires où les panaches passaient comme des météores; vous êtes un peuple fini; vous subirez ce viol, l’invasion; si Alaric II revient, il ne trouvera plus en face de lui Clovis; si Abdérame revient, il ne trouvera plus en face de lui Charles Martel; si les Saxons reviennent, ils ne trouveront plus devant eux Pépin; vous n’aurez plus Agnadel, Rocroy, Lens, Staffarde, Nerwinde, Steinkerque, la Marsaille, Raucoux, Lawfeld, Mahon; vous n’aurez plus Marignan avec François Ier; vous n’aurez plus Bouvines avec Philippe Auguste faisant prisonnier, d’une main, Renaud, comte de Boulogne, et de l’autre, Ferrand, comte de Flandre. Vous aurez Azincourt, mais vous n’aurez plus pour s’y faire tuer, enveloppé de son drapeau, le sieur de Bacqueville, le grand porte-oriflamme! Allez! allez! faites! Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits!

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