Le responsable, c’est le chef.
Donc l’incendiaire et l’assassin, c’était Lantenac.
Qu’avait-il donc fait de si admirable?
Il n’avait point persisté, rien de plus.
Après avoir construit le crime, il avait reculé devant. Il s’était fait horreur à lui-même. Le cri de la mère avait réveillé en lui ce fond de vieille pitié humaine, sorte de dépôt de la vie universelle, qui est dans toutes les âmes, même les plus fatales. À ce cri, il était revenu sur ses pas. De la nuit où il s’enfonçait, il avait rétrogradé vers le jour. Après avoir fait le crime, il l’avait défait. Tout son mérite était ceci: n’avoir pas été un monstre jusqu’au bout.
Et pour si peu, lui rendre tout! lui rendre l’espace, les champs, les plaines, l’air, le jour, lui rendre la forêt dont il userait pour le banditisme, lui rendre la liberté dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dont il userait pour la mort!
Quant à essayer de s’entendre avec lui, quant à vouloir traiter avec cette âme altière, quant à lui proposer sa délivrance sous condition, quant à lui demander s’il consentirait, moyennant la vie sauve, à s’abstenir désormais de toute hostilité et de toute révolte; quelle faute ce serait qu’une telle offre, quel avantage on lui donnerait, à quel dédain on se heurterait, comme il souffletterait la question par la réponse! comme il dirait: Gardez les hontes pour vous. Tuez-moi!
Rien à faire en effet avec cet homme, que le tuer ou le délivrer. Cet homme était à pic. Il était toujours prêt à s’envoler ou à se sacrifier; il était à lui-même son aigle et son précipice. Âme étrange.
Le tuer? quelle anxiété! le délivrer? quelle responsabilité!
Lantenac sauvé, tout serait à recommencer avec la Vendée comme avec l’hydre tant que la tête n’est pas coupée. En un clin d’œil, et avec une course de météore, toute la flamme, éteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenac ne se reposerait pas tant qu’il n’aurait point réalisé ce plan exécrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur la république et l’Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c’était sacrifier la France; la vie de Lantenac, c’était la mort d’une foule d’êtres innocents, hommes, femmes, enfants, repris par la guerre domestique; c’était le débarquement des Anglais, le recul de la révolution, les villes saccagées, le peuple déchiré, la Bretagne sanglante, la proie rendue à la griffe. Et Gauvain, au milieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartés en sens contraires, voyait vaguement s’ébaucher dans sa rêverie et se poser devant lui ce problème: la mise en liberté du tigre.
Et puis, la question reparaissait sous son premier aspect; la pierre de Sisyphe, qui n’est pas autre chose que la querelle de l’homme avec lui-même, retombait: Lantenac, était-ce donc le tigre?
Peut-être l’avait-il été; mais l’était-il encore? Gauvain subissait ces spirales vertigineuses de l’esprit revenant sur lui-même, qui font la pensée pareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-on nier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, son désintéressement superbe? Quoi! en présence de toutes les gueules de la guerre civile ouvertes, attester l’humanité! quoi! dans le conflit des vérités inférieures, apporter la vérité supérieure! quoi! prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfants par tous les vieillards! Prouver ces choses magnifiques, et les prouver par le don de sa tête! quoi, être un général et renoncer à la stratégie, à la bataille, à la revanche! quoi, être un royaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi de France, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois à rétablir, l’antique société à restaurer, et dans l’autre, trois petits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptre et les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids de trois innocences! quoi! tout cela ne serait rien! quoi! celui qui a fait cela resterait le tigre et devrait être traité en bête fauve! non! non! non! ce n’était pas un monstre l’homme qui venait d’illuminer de la clarté d’une action divine le précipice des guerres civiles! le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s’était racheté de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice; en se perdant matériellement il s’était sauvé moralement; il s’était refait innocent; il avait signé sa propre grâce. Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n’existe pas? Désormais il était vénérable.
Lantenac venait d’être extraordinaire. C’était maintenant le tour de Gauvain.
Gauvain était chargé de lui donner la réplique.
La lutte des passions bonnes et des passions mauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos; Lantenac, dominant ce chaos, venait d’en dégager l’humanité; c’était à Gauvain maintenant d’en dégager la famille.
Qu’allait-il faire?
Gauvain allait-il tromper la confiance de Dieu?
Non. Et il balbutiait en lui-même: – Sauvons Lantenac.
Alors c’est bien. Va, fais les affaires des Anglais. Déserte. Passe à l’ennemi. Sauve Lantenac et trahis la France.
Et il frémissait.
Ta solution n’en est pas une, ô songeur! – Gauvain voyait dans l’ombre le sinistre sourire du sphinx.
Cette situation était une sorte de carrefour redoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et se confronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmes de l’homme, l’humanité, la famille, la patrie.
Chacune de ces voix prenait à son tour la parole, et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir? chacune à son tour semblait trouver le joint de sagesse et de justice, et disait: Fais cela. Était-ce cela qu’il fallait faire? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose; le sentiment en disait une autre; les deux conseils étaient contraires. Le raisonnement n’est que la raison; le sentiment est souvent la conscience; l’un vient de l’homme, l’autre de plus haut.
C’est ce qui fait que le sentiment a moins de clarté et plus de puissance.
Quelle force pourtant dans la raison sévère!
Gauvain hésitait.
Perplexités farouches.
Deux abîmes s’ouvraient devant Gauvain. Perdre le marquis? ou le sauver? Il fallait se précipiter dans l’un ou dans l’autre.
Lequel de ces deux gouffres était le devoir?
C’est au devoir en effet qu’on avait affaire.
Le devoir se dressait; sinistre devant Cimourdain, formidable devant Gauvain.
Simple devant l’un; multiple, divers, tortueux, devant l’autre. Minuit sonna, puis une heure du matin.
Gauvain s’était, sans s’en apercevoir, insensiblement rapproché de l’entrée de la brèche.
L’incendie ne jetait plus qu’une réverbération diffuse et s’éteignait.
Le plateau, de l’autre côté de la tour, en avait le reflet, et devenait visible par instants, puis s’éclipsait, quand la fumée couvrait le feu. Cette lueur, ravivée par soubresauts et coupée d’obscurités subites, disproportionnait les objets et donnait aux sentinelles du camp des aspects de larves. Gauvain, à travers sa méditation, considérait vaguement ces effacements de la fumée par le flamboiement et du flamboiement par la fumée. Ces apparitions et ces disparitions de la clarté devant ses yeux avaient on ne sait quelle analogie avec les apparitions et les disparitions de la vérité dans son esprit.
Soudain, entre deux tourbillons de fumée une flammèche envolée du brasier décroissant éclaira vivement le sommet du plateau et y fit saillir la silhouette vermeille d’une charrette. Gauvain regarda cette charrette; elle était entourée de cavaliers qui avaient des chapeaux de gendarme. Il lui sembla que c’était la charrette que la longue-vue de Guéchamp lui avait fait voir à l’horizon, quelques heures auparavant, au moment où le soleil se couchait. Des hommes étaient sur la charrette et avaient l’air occupés à la décharger. Ce qu’ils retiraient de la charrette paraissait pesant, et rendait par moments un son de ferraille; il eût été difficile de dire ce que c’était; cela ressemblait à des charpentes; deux d’entre eux descendirent et posèrent à terre une caisse qui, à en juger par sa forme, devait contenir un objet triangulaire. La flammèche s’éteignit, tout rentra dans les ténèbres; Gauvain, l’œil fixe, demeura pensif devant ce qu’il y avait là dans l’obscurité.
Des lanternes s’étaient allumées, on allait et venait sur le plateau, mais les formes qui se mouvaient étaient confuses, et d’ailleurs Gauvain d’en bas, et de l’autre côté du ravin, ne pouvait voir que ce qui était tout à fait sur le bord du plateau.
Des voix parlaient, mais on ne percevait pas les paroles. Çà et là, des chocs sonnaient sur du bois. On entendait aussi on ne sait quel grincement métallique pareil au bruit d’une faulx qu’on aiguise.
Deux heures sonnèrent.
Gauvain lentement, et comme quelqu’un qui ferait volontiers deux pas en avant et trois pas en arrière, se dirigea vers la brèche. À son approche, reconnaissant dans la pénombre le manteau et le capuchon galonné du commandant, la sentinelle présenta les armes. Gauvain pénétra dans la salle du rez-de-chaussée, transformée en corps de garde. Une lanterne était pendue à la voûte. Elle éclairait juste assez pour qu’on pût traverser la salle sans marcher sur les hommes du poste, gisant à terre sur de la paille, et la plupart endormis.