Quand la vivandière eut cessé de parler, la femme murmura:
– Notre voisine s’appelait Marie-Jeanne et notre servante s’appelait Marie-Claude.
Cependant le sergent Radoub admonestait le grenadier.
– Tais-toi. Tu as fait peur à madame. On ne jure pas devant les dames.
– C’est que c’est tout de même un véritable massacrement pour l’entendement d’un honnête homme, répliqua le grenadier, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-père estropié par le seigneur, leur grand-père galérien par le curé et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d’un petit bonhomme! et qui se fichent en révolte et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi!
Le sergent cria:
– Silence dans les rangs!
– On se tait, sergent, reprit le grenadier; mais çà n’empêche pas que c’est ennuyeux qu’une jolie femme comme çà s’expose à se faire casser la gueule pour les beaux yeux d’un calotin.
– Grenadier, dit le sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section des Piques. Pas d’éloquence.
Et il se tourna vers la femme.
– Et ton mari, madame? que fait-il? Qu’est-ce qu’il est devenu?
– Il est devenu rien, puisqu’on l’a tué.
– Où çà?
– Dans la haie.
– Quand çà?
– Il y a trois jours.
– Qui çà?
– Je ne sais pas.
– Comment, tu ne sais pas qui a tué ton mari?
– Non.
– Est-ce un bleu? Est-ce un blanc?
– C’est un coup de fusil.
– Et il y a trois jours?
– Oui.
– De quel côté?
– Du côté d’Ernée. Mon mari est tombé. Voilà.
– Et depuis que ton mari est mort, qu’est-ce que tu fais?
– J’emporte mes petits.
– Où les emportes-tu?
– Devant moi.
– Où couches-tu?
– Par terre.
– Qu’est-ce que tu manges?
– Rien.
Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les moustaches.
– Rien?
– C’est-à-dire des prunelles, des mûres dans les ronces, quand il y en a de reste de l’an passé, des graines de myrtille, des pousses de fougère.
– Oui. Autant dire rien.
L’aîné des enfants, qui semblait comprendre, dit: J’ai faim.
Le sergent tira de sa poche un morceau de pain de munition et le tendit à la mère. La mère rompit le pain en deux morceaux et les donna aux enfants. Les petits mordirent avidement.
– Elle n’en a pas gardé pour elle, grommela le sergent.
– C’est qu’elle n’a pas faim, dit un soldat.
– C’est qu’elle est la mère, dit le sergent.
Les enfants s’interrompirent.
– À boire, dit l’un.
– À boire, répéta l’autre.
– Il n’y a pas de ruisseau dans ce bois du diable? dit le sergent.
La vivandière prit le gobelet de cuivre qui pendait à sa ceinture à côté de sa clochette, tourna le robinet du bidon qu’elle avait en bandoulière, versa quelques gouttes dans le gobelet et approcha le gobelet des lèvres des enfants.
Le premier but et fit la grimace.
Le second but et cracha.
– C’est pourtant bon, dit la vivandière.
– C’est du coupe-figure? demanda le sergent.
– Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans.
Et elle essuya son gobelet.
Le sergent reprit:
– Et comme ça, madame, tu te sauves?
– Il faut bien.
– À travers champs, va comme je te pousse?
– Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe.
– Pauvre paroissienne! dit la vivandière.
– Les gens se battent, balbutia la femme. Je suis tout entourée de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu’on se veut. On m’a tué mon mari. Je n’ai compris que ça.
Le sergent fit sonner à terre la crosse de son fusil, et cria:
– Quelle bête de guerre! nom d’une bourrique!
La femme continua:
– La nuit passée, nous avons couché dans une émousse.
– Tous les quatre?
– Tous les quatre.
– Couché?
– Couché.
– Alors, dit le sergent, couché debout.
Et il se tourna vers les soldats:
– Camarades, un gros vieux arbre creux et mort où un homme peut se fourrer comme dans une gaine, ces sauvages appellent çà une émousse. Qu’est-ce que vous voulez? Ils ne sont pas forcés d’être de Paris.
– Coucher dans le creux d’un arbre! dit la vivandière, et avec trois enfants!
– Et, reprit le sergent, quand les petits gueulaient, pour les gens qui passaient et qui ne voyaient rien du tout, çà devait être drôle d’entendre un arbre crier: Papa, maman!
– Heureusement c’est l’été, soupira la femme.
Elle regardait la terre, résignée, ayant dans les yeux l’étonnement des catastrophes.
Les soldats silencieux faisaient cercle autour de cette misère.
Une veuve, trois orphelins, la fuite, l’abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour de l’horizon, la faim, la soif, pas d’autre nourriture que l’herbe, pas d’autre toit que le ciel.
Le sergent s’approcha de la femme et fixa ses yeux sur l’enfant qui tétait. La petite quitta le sein, tourna doucement la tête, regarda avec ses belles prunelles bleues l’effrayante face velue, hérissée et fauve qui se penchait sur elle, et se mit à sourire.
Le sergent se redressa et l’on vit une grosse larme rouler sur sa joue et s’arrêter au bout de sa moustache comme une perle.
Il éleva la voix.
– Camarades, de tout çà je conclus que le bataillon va devenir père. Est-ce convenu? Nous adoptons ces trois enfants-là.
– Vive la République! crièrent les grenadiers.
– C’est dit, fit le sergent.
Et il étendit les deux mains au-dessus de la mère et des enfants.
– Voilà, dit-il, les enfants du bataillon du Bonnet-Rouge.
La vivandière sauta de joie.
– Trois têtes dans un bonnet, cria-t-elle.
Puis elle éclata en sanglots, embrassa éperdument la pauvre veuve et lui dit:
– Comme la petite a déjà l’air gamine!
– Vive la République! répétèrent les soldats.
Et le sergent dit à la mère:
– Venez, citoyenne.
LIVRE II. LA CORVETTE CLAYMORE
I ANGLETERRE ET FRANCE MÊLÉES
Au printemps de 1793, au moment où la France, attaquée à la fois à toutes ses frontières, avait la pathétique distraction de la chute des Girondins, voici ce qui se passait dans l’archipel de la Manche.
Un soir, le 1er juin, à Jersey, dans la petite baie déserte de Bonnenuit, une heure environ avant le coucher du soleil, par un de ces temps brumeux qui sont commodes pour s’enfuir parce qu’ils sont dangereux pour naviguer, une corvette mettait à la voile. Ce bâtiment était monté par un équipage français, mais faisait partie de la flottille anglaise placée en station et comme en sentinelle à la pointe orientale de l’île. Le prince de la Tour-d ’Auvergne, qui était de la maison de Bouillon, commandait la flottille anglaise, et c’était par ses ordres, et pour un service urgent et spécial, que la corvette en avait été détachée.
Cette corvette, immatriculée à la Trinity-House sous le nom de the Claymore , était en apparence une corvette de charge, mais en réalité une corvette de guerre. Elle avait la lourde et pacifique allure marchande; il ne fallait pas s’y fier pourtant. Elle avait été construite à deux fins, ruse et force; tromper, s’il est possible, combattre, s’il est nécessaire. Pour le service qu’elle avait à faire cette nuit-là, le chargement avait été remplacé dans l’entrepont par trente caronades [2] de fort calibre. Ces trente caronades, soit qu’on prévît une tempête, soit plutôt qu’on voulût donner une figure débonnaire au navire, étaient à la serre, c’est-à-dire fortement amarrées en dedans par de triples chaînes et la volée appuyée aux écoutilles tamponnées; rien ne se voyait au dehors; les sabords étaient aveuglés; les panneaux étaient fermés; c’était comme un masque mis à la corvette. Les corvettes d’ordonnance n’ont de canons que sur le pont; celle-ci, faite pour la surprise et l’embûche, était à pont désarmé, et avait été construite de façon à pouvoir porter, comme on vient de le voir, une batterie d’entrepont. La Claymore était d’un gabarit massif et trapu, et pourtant bonne marcheuse; c’était la coque la plus solide de toute la marine anglaise, et au combat elle valait presque une frégate, quoiqu’elle n’eût pour mât d’artimon qu’un mâtereau avec une simple brigantine. Son gouvernail, de forme rare et savante, avait une membrure courbe presque unique qui avait coûté cinquante livres sterling dans les chantiers de Southampton.