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Gauvain allait et venait à pas lents dans cette ombre et devant la brèche de l’assaut. Par moments il croisait ses deux mains derrière sa tête recouverte de son capuchon de guerre. Il songeait.

II GAUVAIN PENSIF

Sa rêverie était insondable.

Un changement à vue inouï venait de se faire.

Le marquis de Lantenac s’était transfiguré.

Gauvain avait été témoin de cette transfiguration.

Jamais il n’aurait cru que de telles choses pussent résulter d’une complication d’incidents, quels qu’ils fussent. Jamais il n’aurait, même en rêve, imaginé qu’il pût arriver rien de pareil.

L’imprévu, cet on ne sait quoi de hautain qui joue avec l’homme, avait saisi Gauvain et le tenait.

Gauvain avait devant lui l’impossible devenu réel, visible, palpable, inévitable, inexorable.

Que pensait-il de cela, lui, Gauvain?

Il ne s’agissait pas de tergiverser; il fallait conclure.

Une question lui était posée; il ne pouvait prendre la fuite devant elle.

Posée par qui?

Par les événements.

Et pas seulement par les événements.

Car lorsque les événements, qui sont variables, nous font une question, la justice, qui est immuable, nous somme de répondre.

Derrière le nuage, qui nous jette son ombre, il y a l’étoile, qui nous jette sa clarté.

Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à la clarté qu’à l’ombre.

Gauvain subissait un interrogatoire.

Il comparaissait devant quelqu’un.

Devant quelqu’un de redoutable.

Sa conscience.

Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.

Il y a des tremblements d’âme.

Plus il réfléchissait à ce qu’il venait de voir, plus il était bouleversé.

Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l’absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.

Au-dessus de l’absolu révolutionnaire, il y a l’absolu humain.

Ce qui se passait ne pouvait être éludé; le fait était grave; Gauvain faisait partie de ce fait; il en était, il ne pouvait s’en retirer; et, bien que Cimourdain lui eût dit: – «Cela ne te regarde plus,» – il sentait en lui quelque chose comme ce qu’éprouve l’arbre au moment où on l’arrache de sa racine.

Tout homme a une base; un ébranlement à cette base cause un trouble profond; Gauvain sentait ce trouble.

Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situation n’était pas facile; rien de plus malaisé; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total; faire l’addition de la destinée, quel vertige! il l’essayait; il tâchait de se rendre compte; il s’efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu’il sentait en lui, et de récapituler les faits.

Il se les exposait à lui-même.

À qui n’est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s’interroger, dans une circonstance suprême, sur l’itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer?

Gauvain venait d’assister à un prodige.

En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.

Le combat du bien contre le mal.

Un cœur effrayant venait d’être vaincu.

Étant donné l’homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l’erreur, l’aveuglement, l’opiniâtreté malsaine, l’orgueil, l’égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle.

La victoire de l’humanité sur l’homme.

L’humanité avait vaincu l’inhumain.

Et par quel moyen? de quelle façon? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine? quelles armes avait-elle employées? quelle machine de guerre? le berceau.

Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu’on ne sait plus où est le juste, où est l’honnête, où est le vrai; brusquement, l’Inconnu, l’avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.

Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.

Subitement la force des faibles était intervenue.

On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés, inconscients, abandonnés, orphelins, seuls, bégayants, souriants, ayant contre eux la guerre civile, le talion, l’affreuse logique des représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage, la rancune, toutes les gorgones, triompher; on avait vu l’avortement et la défaite d’un infâme incendie, chargé de commettre un crime; on avait vu les préméditations atroces déconcertées et déjouées; on avait vu l’antique férocité féodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience des nécessités de la guerre, la raison d’État, tous les arrogants partis pris de la vieillesse farouche, s’évanouir devant le bleu regard de ceux qui n’ont pas vécu; et c’est tout simple, car celui qui n’a pas vécu encore n’a pas fait le mal, il est la justice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants.

Spectacle utile; conseil; leçon; les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l’assassinat, de la vengeance attisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main, au-dessus de l’énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l’innocence.

Et l’innocence avait vaincu.

Et l’on pouvait dire: Non, la guerre civile n’existe pas, la barbarie n’existe pas, la haine n’existe pas, le crime n’existe pas, les ténèbres n’existent pas; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l’enfance.

Jamais, dans aucun combat, Satan n’avait été plus visible, ni Dieu.

Ce combat avait eu pour arène une conscience.

La conscience de Lantenac.

Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.

La conscience de Gauvain.

Quel champ de bataille que l’homme!

Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres, à ces géants, nos pensées.

Souvent ces belligérants terribles foulent aux pieds notre âme.

Gauvain méditait.

Le marquis de Lantenac, cerné, bloqué, condamné, mis hors la loi, serré, comme la bête dans le cirque, comme le clou dans la tenaille, enfermé dans son gîte devenu sa prison, étreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu, était parvenu à se dérober. Il avait fait ce miracle d’échapper. Il avait réussi ce chef-d’œuvre, le plus difficile de tous dans une telle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la forêt pour s’y retrancher, du pays pour y combattre, de l’ombre pour y disparaître. Il était redevenu le redoutable allant et venant, l’errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommes souterrains, le maître des bois. Gauvain avait la victoire, mais Lantenac avait la liberté. Lantenac désormais avait la sécurité, la course illimitée devant lui, le choix inépuisable des asiles. Il était insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait été pris au piège, et il en était sorti.

Eh bien, il y était rentré.

Le marquis de Lantenac avait, volontairement, spontanément, de sa pleine préférence, quitté la forêt, l’ombre, la sécurité, la liberté, pour rentrer dans le plus effroyable péril, intrépidement, une première fois, Gauvain l’avait vu, en se précipitant dans l’incendie au risque de s’y engouffrer, une deuxième fois, en descendant cette échelle qui le rendait à ses ennemis, et qui, échelle de sauvetage pour les autres, était pour lui échelle de perdition.

Et pourquoi avait-il fait cela?

Pour sauver trois enfants.

Et maintenant qu’allait-on en faire de cet homme?

Le guillotiner.

Ainsi, cet homme, pour trois enfants, les siens? non; de sa famille? non; de sa caste? non; pour trois petits pauvres, les premiers venus, des enfants trouvés, des inconnus, des déguenillés, des va-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé, délivré, vainqueur, car l’évasion est un triomphe, avait tout risqué, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement, en même temps qu’il rendait les enfants, il avait apporté sa tête, et cette tête, jusqu’alors terrible, maintenant auguste, il l’avait offerte.

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