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De sourds craquements se mêlaient aux pétillements du brasier. Les vitres des armoires de la bibliothèque se fêlaient, et tombaient avec bruit. Il était évident que la charpente cédait. Aucune force humaine n’y pouvait rien. Encore un moment et tout allait s’abîmer. On n’attendait plus que la catastrophe. On entendait les petites voix répéter: Maman! maman! On était au paroxysme de l’effroi.

Tout à coup, à la fenêtre voisine de celle où étaient les enfants, sur le fond pourpre du flamboiement, une haute figure apparut.

Toutes les têtes se levèrent, tous les yeux devinrent fixes. Un homme était là-haut, un homme était dans la salle de la bibliothèque, un homme était dans la fournaise. Cette figure se découpait en noir sur la flamme, mais elle avait des cheveux blancs. On reconnut le marquis de Lantenac.

Il disparut, puis il reparut.

L’effrayant vieillard se dressa à la fenêtre maniant une énorme échelle. C’était l’échelle de sauvetage déposée dans la bibliothèque qu’il était allé chercher le long du mur et qu’il avait traînée jusqu’à la fenêtre. Il la saisit par une extrémité, et, avec l’agilité magistrale d’un athlète, il la fit glisser hors de la croisée, sur le rebord de l’appui extérieur jusqu’au fond du ravin. Radoub, en bas, éperdu, tendit les mains, reçut l’échelle, la serra dans ses bras, et cria: – Vive la République!

Le marquis répondit: – Vive le Roi!

Et Radoub grommela: – Tu peux bien crier tout ce que tu voudras, et dire des bêtises si tu veux, tu es le bon Dieu.

L’échelle était posée; la communication était établie entre la salle incendiée et la terre; vingt hommes accoururent, Radoub en tête, et en un clin d’œil ils s’étagèrent du haut en bas, adossés aux échelons, comme les maçons qui montent et qui descendent des pierres. Cela fit sur l’échelle de bois une échelle humaine. Radoub, au faîte de l’échelle, touchait à la fenêtre. Il était, lui, tourné vers l’incendie.

La petite armée, éparse dans les bruyères et sur les pentes, se pressait, bouleversée de toutes les émotions à la fois, sur le plateau, dans le ravin, sur la plate-forme de la tour.

Le marquis disparut encore, puis reparut, apportant un enfant.

Il y eut un immense battement de mains.

C’était le premier que le marquis avait saisi au hasard. C’était Gros-Alain.

Gros-Alain criait: – J’ai peur.

Le marquis donna Gros-Alain à Radoub, qui le passa derrière lui et au-dessous de lui à un soldat qui le passa à un autre, et, pendant que Gros-Alain, très effrayé et criant, arrivait ainsi de bras en bras jusqu’au bas de l’échelle, le marquis, un moment absent, revint à la fenêtre avec René-Jean qui résistait et pleurait, et qui battit Radoub au moment où le marquis le passa au sergent.

Le marquis rentra dans la salle pleine de flammes. Georgette était restée seule. Il alla à elle. Elle sourit. Cet homme de granit sentit quelque chose d’humide lui venir aux yeux. Il demanda: – Comment t’appelles-tu?

– Orgette, dit-elle.

Il la prit dans ses bras, elle souriait toujours, et au moment où il la remettait à Radoub, cette conscience si haute et si obscure eut l’éblouissement de l’innocence, le vieillard donna à l’enfant un baiser.

– C’est la petite môme! dirent les soldats; et Georgette, à son tour, descendit de bras en bras jusqu’à terre parmi des cris d’adoration. On battait des mains, on trépignait; les vieux grenadiers sanglotaient, et elle leur souriait.

La mère était au pied de l’échelle, haletante, insensée, ivre de tout cet inattendu, jetée sans transition de l’enfer dans le paradis. L’excès de joie meurtrit le cœur à sa façon. Elle tendait les bras, elle reçut d’abord Gros-Alain, ensuite René-Jean, ensuite Georgette, elle les couvrit pêle-mêle de baisers, puis elle éclata de rire et tomba évanouie.

Un grand cri s’éleva:

– Tous sont sauvés!

Tous étaient sauvés, en effet, excepté le vieillard.

Mais personne n’y songeait, pas même lui peut-être.

Il resta quelques instants rêveur au bord de la fenêtre, comme s’il voulait laisser au gouffre de flamme le temps de prendre un parti. Puis sans se hâter, lentement, fièrement, il enjamba l’appui de la croisée, et, sans se retourner, droit, debout, adossé aux échelons, ayant derrière lui l’incendie, faisant face au précipice, il se mit à descendre l’échelle en silence avec une majesté de fantôme. Ceux qui étaient sur l’échelle se précipitèrent en bas, tous les assistants tressaillirent, il se fit autour de cet homme qui arrivait d’en haut un recul d’horreur sacré comme autour d’une vision. Lui, cependant, s’enfonçait gravement dans l’ombre qu’il avait devant lui; pendant qu’ils reculaient, il s’approchait d’eux; sa pâleur de marbre n’avait pas un pli, son regard de spectre n’avait pas un éclair; à chaque pas qu’il faisait vers ces hommes dont les prunelles effarées se fixaient sur lui dans les ténèbres, il semblait plus grand, l’échelle tremblait et sonnait sous son pied lugubre, et l’on eût dit la statue du commandeur redescendant dans le sépulcre.

Quand le marquis fut en bas, quand il eut atteint le dernier échelon et posé son pied à terre, une main s’abattit sur son collet. Il se retourna.

– Je t’arrête, dit Cimourdain.

– Je t’approuve, dit Lantenac.

LIVRE VI. C’EST APRÈS LA VICTOIRE QU’A LIEU LE COMBAT

I LANTENAC PRIS

C’était dans le sépulcre en effet que le marquis était redescendu.

On l’emmena.

La crypte-oubliette du rez-de-chaussée de la Tourgue fut immédiatement rouverte sous l’œil sévère de Cimourdain; on y mit une lampe, une cruche d’eau et un pain de soldat, on y jeta une botte de paille, et, moins d’un quart d’heure après la minute où la main du prêtre avait saisi le marquis, la porte du cachot se refermait sur Lantenac.

Cela fait, Cimourdain alla trouver Gauvain; en ce moment-là l’église lointaine de Parigné sonnait onze heures du soir; Cimourdain dit à Gauvain:

– Je vais convoquer la cour martiale, tu n’en seras pas. Tu es Gauvain et Lantenac est Gauvain. Tu es trop proche parent pour être juge, et je blâme Égalité d’avoir jugé Capet. La cour martiale sera composée de trois juges, un officier, le capitaine Guéchamp, un sous-officier, le sergent Radoub, et moi, qui présiderai. Rien de tout cela ne te regarde plus. Nous nous conformerons au décret de la Convention; nous nous bornerons à constater l’identité du ci-devant marquis de Lantenac. Demain la cour martiale, après-demain la guillotine. La Vendée est morte.

Gauvain ne répliqua pas une parole, et Cimourdain, préoccupé de la chose suprême qui lui restait à faire, le quitta. Cimourdain avait des heures à désigner et des emplacements à choisir. Il avait comme Lequinio à Granville, comme Tallien à Bordeaux, comme Châlier à Lyon, comme Saint-Just à Strasbourg, l’habitude, réputée de bon exemple, d’assister de sa personne aux exécutions; le juge venant voir travailler le bourreau; usage emprunté par la Terreur de 93 aux parlements de France et à l’inquisition d’Espagne.

Gauvain aussi était préoccupé.

Un vent froid soufflait de la forêt. Gauvain, laissant Guéchamp donner les ordres nécessaires, alla à sa tente qui était dans le pré de la lisière du bois, au pied de la Tourgue, et y prit son manteau à capuchon, dont il s’enveloppa. Ce manteau était bordé de ce simple galon qui, selon la mode républicaine, sobre d’ornements, désignait le commandant en chef. Il se mit à marcher dans ce pré sanglant où l’assaut avait commencé. Il était là seul. L’incendie continuait, désormais dédaigné; Radoub était près des enfants et de la mère, presque aussi maternel qu’elle; le châtelet du pont achevait de brûler, les sapeurs faisaient la part du feu, on creusait des fosses, on enterrait les morts, on pansait les blessés, on avait démoli la retirade, on désencombrait de cadavres les chambres et les escaliers, on nettoyait le lieu du carnage, on balayait le tas d’ordures terrible de la victoire, les soldats faisaient, avec la rapidité militaire, ce qu’on pourrait appeler le ménage de la bataille finie. Gauvain ne voyait rien de tout cela.

À peine jetait-il un regard, à travers sa rêverie, au poste de la brèche doublé sur l’ordre de Cimourdain.

Cette brèche, il la distinguait dans l’obscurité, à environ deux cents pas du coin de la prairie où il s’était comme réfugié. Il voyait cette ouverture noire. C’était par là que l’attaque avait commencé, il y avait trois heures de cela; c’était par là que lui Gauvain avait pénétré dans la tour; c’était là le rez-de-chaussée où était la retirade; c’était dans ce rez-de-chaussée que s’ouvrait la porte du cachot où était le marquis. Ce poste de la brèche gardait ce cachot.

En même temps que son regard apercevait vaguement cette brèche, son oreille entendait confusément revenir, comme un glas qui tinte, ces paroles: Demain la cour martiale, après-demain la guillotine.

L’incendie, qu’on avait isolé et sur lequel les sapeurs lançaient toute l’eau qu’on avait pu se procurer, ne s’éteignait pas sans résistance et jetait des flammes intermittentes; on entendait par instants craquer les plafonds et se précipiter l’un sur l’autre les étages croulants; alors des tourbillons d’étincelles s’envolaient comme d’une torche secouée, une clarté d’éclair faisait visible l’extrême horizon, et l’ombre de la Tourgue, subitement gigantesque, s’allongeait jusqu’à la forêt.

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