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Après Georgette, René-Jean, l’aîné, le grand, qui avait quatre ans passés, se réveilla. Il se leva debout, enjamba virilement son berceau, aperçut son écuelle, trouva cela tout simple, s’assit par terre et commença à manger sa soupe.

La jaserie de Georgette n’avait pas éveillé Gros-Alain, mais au bruit de la cuiller dans l’écuelle, il se retourna en sursaut, et ouvrit les yeux. Gros-Alain était celui de trois ans. Il vit son écuelle, il n’avait que le bras à étendre, il la prit, et, sans sortir de son lit, son écuelle sur ses genoux, sa cuiller au poing, il fit comme René-Jean, il se mit à manger.

Georgette ne les entendait pas, et les ondulations de sa voix semblaient moduler le bercement d’un rêve. Ses yeux grands ouverts regardaient en haut, et étaient divins; quel que soit le plafond ou la voûte qu’un enfant a au-dessus de sa tête, ce qui se reflète dans ses yeux, c’est le ciel.

Quand René-Jean eut fini, il gratta avec la cuiller le fond de l’écuelle, soupira, et dit avec dignité:

– J’ai mangé ma soupe.

Ceci tira Georgette de sa rêverie.

– Poupoupe, dit-elle.

Et voyant que René-Jean avait mangé et que Gros-Alain mangeait, elle prit l’écuelle de soupe qui était à côté d’elle, et mangea, non sans porter sa cuiller beaucoup plus souvent à son oreille qu’à sa bouche.

De temps en temps elle renonçait à la civilisation et mangeait avec ses doigts.

Gros-Alain, après avoir, comme son frère, gratté le fond de l’écuelle, était allé le rejoindre et courait derrière lui.

II

Tout à coup on entendit au dehors, en bas, du côté de la forêt, un bruit de clairon, sorte de fanfare hautaine et sévère. À ce bruit de clairon répondit du haut de la tour un son de trompe.

Cette fois, c’était le clairon qui appelait et la trompe qui donnait la réplique.

Il y eut un deuxième coup de clairon que suivit un deuxième son de trompe.

Puis, de la lisière de la forêt, s’éleva une voix lointaine, mais précise, qui cria distinctement ceci:

– Brigands! sommation. Si vous n’êtes pas rendus à discrétion au coucher du soleil, nous attaquons.

Une voix, qui ressemblait à un grondement, répondit de la plate-forme de la tour:

– Attaquez.

La voix d’en bas reprit:

– Un coup de canon sera tiré, comme dernier avertissement, une demi-heure avant l’assaut.

Et la voix d’en haut répéta:

– Attaquez.

Ces voix n’arrivaient pas jusqu’aux enfants, mais le clairon et la trompe portaient plus haut et plus loin, et Georgette, au premier coup de clairon, dressa le cou, et cessa de manger; au son de trompe, elle posa sa cuiller dans son écuelle; au deuxième coup de clairon, elle leva le petit index de sa main droite, et l’abaissant et le relevant tour à tour, marqua les cadences de la fanfare, que vint prolonger le deuxième son de trompe; quand la trompe et le clairon se turent, elle demeura pensive le doigt en l’air, et murmura à demi-voix: – Misique.

Nous pensons qu’elle voulait dire «musique».

Les deux aînés, René-Jean et Gros-Alain, n’avaient pas fait attention à la trompe et au clairon; ils étaient absorbés par autre chose; un cloporte était en train de traverser la bibliothèque.

Gros-Alain l’aperçut et cria:

– Une bête.

René-Jean accourut.

Gros-Alain reprit:

– Ça pique.

– Ne lui fais pas de mal, dit René-Jean.

Et tous deux se mirent à regarder ce passant.

Cependant Georgette avait fini sa soupe; elle chercha des yeux ses frères. René-Jean et Gros-Alain étaient dans l’embrasure d’une fenêtre, accroupis et graves au-dessus du cloporte; ils se touchaient du front et mêlaient leurs cheveux; ils retenaient leur respiration, émerveillés, et considéraient la bête, qui s’était arrêtée et ne bougeait plus, peu contente de tant d’admiration.

Georgette, voyant ses frères en contemplation, voulut savoir ce que c’était. Il n’était pas aisé d’arriver jusqu’à eux, elle l’entreprit pourtant; le trajet était hérissé de difficultés; il y avait des choses par terre, des tabourets renversés, des tas de paperasses, des caisses d’emballage déclouées et vides, des bahuts, des monceaux quelconques autour desquels il fallait cheminer, tout un archipel d’écueils; Georgette s’y hasarda. Elle commença par sortir de son berceau, premier travail; puis elle s’engagea dans les récifs, serpenta dans les détroits, poussa un tabouret, rampa entre deux coffres, passa par-dessus une liasse de papiers, grimpant d’un côté, roulant de l’autre, montrant avec douceur sa pauvre petite nudité, et parvint ainsi à ce qu’un marin appellerait la mer libre, c’est-à-dire à un assez large espace de plancher qui n’était plus obstrué et où il n’y avait plus de périls; alors elle s’élança, traversa cet espace qui était tout le diamètre de la salle, à quatre pattes, avec une vitesse de chat, et arriva près de la fenêtre; là il y avait un obstacle redoutable, la grande échelle gisante le long du mur venait aboutir à cette fenêtre, et l’extrémité de l’échelle dépassait un peu le coin de l’embrasure; cela faisait entre Georgette et ses frères une sorte de cap à franchir; elle s’arrêta et médita; son monologue intérieur terminé, elle prit son parti; elle empoigna résolument de ses doigts roses un des échelons, lesquels étaient verticaux et non horizontaux, l’échelle étant couchée sur un de ses montants; elle essaya de se lever sur ses pieds et retomba; elle recommença deux fois, elle échoua; à la troisième fois, elle réussit; alors, droite et debout, s’appuyant successivement à chacun des échelons, elle se mit à marcher le long de l’échelle; arrivée à l’extrémité, le point d’appui lui manquait, elle trébucha, mais saisissant de ses petites mains le bout du montant qui était énorme, elle se redressa, doubla le promontoire, regarda René-Jean et Gros-Alain, et rit.

III

En ce moment-là, René-Jean, satisfait du résultat de ses observations sur le cloporte, relevait la tête et disait:

– C’est une femelle.

Le rire de Georgette fit rire René-Jean, et le rire de René-Jean fit rire Gros-Alain.

Georgette opéra sa jonction avec ses frères, et cela fit un petit cénacle assis par terre.

Mais le cloporte avait disparu.

Il avait profité du rire de Georgette pour se fourrer dans un trou du plancher.

D’autres événements suivirent le cloporte.

D’abord, des hirondelles passèrent.

Leurs nids étaient probablement sous le rebord du toit. Elles vinrent voler tout près de la fenêtre, un peu inquiètes des enfants, décrivant de grands cercles dans l’air, et poussant leur doux cri du printemps. Cela fit lever les yeux aux trois enfants et le cloporte fut oublié.

Georgette braqua son doigt sur les hirondelles et cria: – Coco!

René-Jean la réprimanda.

– Mamoiselle, on ne dit pas des cocos, on dit des oseaux.

– Zozo, dit Georgette.

Et tous les trois regardèrent les hirondelles.

Puis une abeille entra.

Rien ne ressemble à une âme comme une abeille. Elle va de fleur en fleur comme une âme d’étoile en étoile, et elle rapporte le miel comme l’âme rapporte la lumière.

Celle-ci fit grand bruit en entrant, elle bourdonnait à voix haute, et elle avait l’air de dire: J’arrive, je viens de voir les roses, maintenant je viens voir les enfants. Qu’est-ce qui se passe ici?

Une abeille, c’est une ménagère, et cela gronde en chantant.

Tant que l’abeille fut là, les trois petits ne la quittèrent pas des yeux.

L’abeille explora toute la bibliothèque, fureta les recoins, voleta ayant l’air d’être chez elle et dans une ruche, et rôda, ailée et mélodieuse, d’armoire en armoire, regardant à travers les vitres les titres des livres, comme si elle eût été un esprit.

Sa visite faite, elle partit.

– Elle va dans sa maison, dit René-Jean.

– C’est une bête, dit Gros-Alain.

– Non, repartit René-Jean, c’est une mouche.

– Muche, dit Georgette.

Là-dessus, Gros-Alain, qui venait de trouver à terre une ficelle à l’extrémité de laquelle il y avait un nœud, prit entre son pouce et son index le bout opposé au nœud, fit de la ficelle une sorte de moulinet, et la regarda tourner avec une attention profonde.

De son côté, Georgette, redevenue quadrupède et ayant repris son va-et-vient capricieux sur le plancher, avait découvert un vénérable fauteuil de tapisserie mangé des vers dont le crin sortait par plusieurs trous. Elle s’était arrêtée à ce fauteuil. Elle élargissait les trous et tirait le crin avec recueillement.

Brusquement, elle leva un doigt, ce qui voulait dire: – Écoutez.

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