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Lantenac était de cette race d’hommes de guerre du dix-huitième siècle qui, à quatre-vingts ans, sauvaient des villes. Il ressemblait à ce comte d’Alberg qui, presque centenaire, chassa de Riga le roi de Pologne.

– Courage, amis, disait le marquis, au commencement de ce siège, en 1713, à Bender, Charles XII, enfermé dans une maison, a tenu tête, avec trois cents Suédois, à vingt mille Turcs.

On barricada les deux étages d’en bas, on fortifia les chambres, on crénela les alcôves, on contrebuta les portes avec des solives enfoncées à coups de maillet qui faisaient comme des arcs-boutants; seulement on dut laisser libre l’escalier en spirale qui communiquait à tous les étages, car il fallait pouvoir y circuler; et l’entraver pour l’assiégeant, c’eût été l’entraver pour l’assiégé. La défense des places a toujours ainsi un côté faible.

Le marquis, infatigable, robuste comme un jeune homme, soulevant des poutres, portant des pierres, donnait l’exemple, mettait la main à la besogne, commandait, aidait, fraternisait, riait avec ce clan féroce, toujours le seigneur pourtant, haut, familier, élégant, farouche.

Il ne fallait pas lui répliquer. Il disait: Si une moitié de vous se révoltait, je la ferais fusiller par l’autre, et je défendrais la place avec le reste. Ces choses-là font qu’on adore un chef.

XIV CE QUE FAIT L’IMANUS

Pendant que le marquis s’occupait de la brèche et de la tour, l’Imânus s’occupait du pont. Dès le commencement du siège, l’échelle de sauvetage suspendue transversalement en dehors et au-dessous des fenêtres du deuxième étage, avait été retirée par ordre du marquis, et placée par l’Imânus dans la salle de la bibliothèque. C’est peut-être à cette échelle-là que Gauvain voulait suppléer. Les fenêtres du premier étage entresol, dit salle des gardes, étaient défendues par une triple armature de barreaux de fer scellés dans la pierre, et l’on ne pouvait ni entrer ni sortir par là.

Il n’y avait point de barreaux aux fenêtres de la bibliothèque, mais elles étaient très hautes.

L’Imânus se fit accompagner de trois hommes, comme lui capables de tout et résolus à tout. Ces hommes étaient Hoisnard, dit Branche-d’Or, et les deux frères Pique-en-Bois. L’Imânus prit une lanterne sourde, ouvrit la porte de fer, et visita minutieusement les trois étages du châtelet du pont. Hoisnard Branche-d’Or était aussi implacable que l’Imânus, ayant eu un frère tué par les républicains.

L’Imânus examina l’étage d’en haut, regorgeant de foin et de paille, et l’étage d’en bas, dans lequel il fit apporter quelques pots à feu, qu’il ajouta aux tonnes de goudron; il fit mettre le tas de fascines de bruyères en contact avec les tonnes de goudron, et il s’assura du bon état de la mèche soufrée dont une extrémité était dans le pont et l’autre dans la tour. Il répandit sur le plancher, sous les tonnes et sous les fascines, une mare de goudron où il immergea le bout de la mèche soufrée; puis il fit placer, dans la salle de la bibliothèque, entre le rez-de-chaussée où était le goudron et le grenier où était la paille, les trois berceaux où étaient René-Jean, Gros-Alain et Georgette, plongés dans un profond sommeil. On apporta les berceaux très doucement pour ne point réveiller les petits.

C’étaient de simples petites crèches de campagne, sorte de corbeilles d’osier très basses qu’on pose à terre, ce qui permet à l’enfant de sortir du berceau seul et sans aide. Près de chaque berceau, l’Imânus fit placer une écuelle de soupe avec une cuiller de bois. L’échelle de sauvetage décrochée de ses crampons avait été déposée sur le plancher, contre le mur; l’Imânus fit ranger les trois berceaux bout à bout le long de l’autre mur en regard de l’échelle. Puis, pensant que des courants d’air pouvaient être utiles, il ouvrit toutes grandes les six fenêtres de la bibliothèque. C’était une nuit d’été, bleue et tiède.

Il envoya les frères Pique-en-Bois ouvrir les fenêtres de l’étage inférieur et de l’étage supérieur; il avait remarqué, sur la façade orientale de l’édifice, un grand vieux lierre desséché, couleur d’amadou, qui couvrait tout un côté du pont du haut en bas et encadrait les fenêtres des trois étages. Il pensa que ce lierre ne nuirait pas. L’Imânus jeta partout un dernier coup d’œil; après quoi, ces quatre hommes sortirent du châtelet et rentrèrent dans le donjon. L’Imânus referma la lourde porte de fer à double tour, considéra attentivement la serrure énorme et terrible, et examina, avec un signe de tête satisfait, la mèche soufrée qui passait par le trou pratiqué par lui, et était désormais la seule communication entre la tour et le pont. Cette mèche partait de la chambre ronde, passait sous la porte de fer, entrait sous la voussure, descendait l’escalier du rez-de-chaussée du pont, serpentait sur les degrés en spirale, rampait sur le plancher du couloir entresol, et allait aboutir à la mare de goudron sous le tas de fascines sèches. L’Imânus avait calculé qu’il fallait environ un quart d’heure pour que cette mèche, allumée dans l’intérieur de la tour, mît le feu à la mare de goudron sous la bibliothèque. Tous ces arrangements pris, et toutes ces inspections faites, il rapporta la clef de la porte de fer au marquis de Lantenac qui la mit dans sa poche.

Il importait de surveiller tous les mouvements des assiégeants. L’Imânus alla se poster en vedette, sa trompe de bouvier à la ceinture, dans la guérite de la plate-forme, au haut de la tour. Tout en observant, un œil sur la forêt, un œil sur le plateau, il avait près de lui, dans l’embrasure de la lucarne de la guérite, une poire à poudre, un sac de toile plein de balles de calibre, et de vieux journaux qu’il déchirait, et il faisait des cartouches.

Quand le soleil parut, il éclaira dans la forêt huit bataillons, le sabre au côté, la giberne au dos, la bayonnette au fusil, prêts à l’assaut; sur le plateau, une batterie de canons, avec caissons, gargousses et boîtes à mitraille; dans la forteresse dix-neuf hommes chargeant des tromblons, des mousquets, des pistolets et des espingoles, et dans les trois berceaux trois enfants endormis.

LIVRE III. LE MASSACRE DE SAINT-BARTHÉLÉMY

I

Les enfants se réveillèrent.

Ce fut d’abord la petite.

Un réveil d’enfants, c’est une ouverture de fleurs; il semble qu’un parfum sorte de ces fraîches âmes.

Georgette, celle de vingt mois, la dernière née des trois, qui tétait encore en mai, souleva sa petite tête, se dressa sur son séant, regarda ses pieds, et se mit à jaser.

Un rayon du matin était sur son berceau; il eût été difficile de dire quel était le plus rose, du pied de Georgette ou de l’aurore.

Les deux autres dormaient encore; c’est plus lourd, les hommes; Georgette, gaie et calme, jasait.

René-Jean était brun, Gros-Alain était châtain, Georgette était blonde. Ces nuances des cheveux, d’accord dans l’enfance avec l’âge, peuvent changer plus tard. René-Jean avait l’air d’un petit Hercule; il dormait sur le ventre, avec ses deux poings dans ses yeux. Gros-Alain avait les deux jambes hors de son petit lit.

Tous trois étaient en haillons; les vêtements que leur avait donnés le bataillon du Bonnet-Rouge s’en étaient allés en loques; ce qu’ils avaient sur eux n’était même pas une chemise; les deux garçons étaient presque nus, Georgette était affublée d’une guenille qui avait été une jupe et qui n’était plus guère qu’une brassière. Qui avait soin de ces enfants? on n’eût pu le dire. Pas de mère. Ces sauvages paysans combattants, qui les traînaient avec eux de forêt en forêt, leur donnaient leur part de soupe. Voilà tout. Les petits s’en tiraient comme ils pouvaient. Ils avaient tout le monde pour maître et personne pour père. Mais les haillons des enfants, c’est plein de lumière. Ils étaient charmants.

Georgette jasait.

Ce qu’un oiseau chante, un enfant le jase. C’est le même hymne. Hymne indistinct, balbutié, profond. L’enfant a de plus que l’oiseau la sombre destinée humaine devant lui. De là la tristesse des hommes qui écoutent mêlée à la joie du petit qui chante. Le cantique le plus sublime qu’on puisse entendre sur la terre, c’est le bégaiement de l’âme humaine sur les lèvres de l’enfance. Ce chuchotement confus d’une pensée qui n’est encore qu’un instinct contient on ne sait quel appel inconscient à la justice éternelle; peut-être est-ce une protestation sur le seuil avant d’entrer; protestation humble et poignante; cette ignorance souriant à l’infini compromet toute la création dans le sort qui sera fait à l’être faible et désarmé. Le malheur, s’il arrive, sera un abus de confiance.

Le murmure de l’enfant, c’est plus et moins que la parole; ce ne sont pas des notes, et c’est un chant; ce ne sont pas des syllabes, et c’est un langage; ce murmure a eu son commencement dans le ciel et n’aura pas sa fin sur la terre; il est d’avant la naissance, et il continue, c’est une suite. Ce bégaiement se compose de ce que l’enfant disait quand il était ange et de ce qu’il dira quand il sera homme; le berceau a un Hier de même que la tombe a un Demain; ce demain et cet hier amalgament dans ce gazouillement obscur leur double inconnu; et rien ne prouve Dieu, l’éternité, la responsabilité, la dualité du destin, comme cette ombre formidable dans cette âme rose.

Ce que balbutiait Georgette ne l’attristait pas, car tout son beau visage était un sourire. Sa bouche souriait, ses yeux souriaient, les fossettes de ses joues souriaient. Il se dégageait de ce sourire une mystérieuse acceptation du matin. L’âme a foi dans le rayon. Le ciel était bleu, il faisait chaud, il faisait beau. La frêle créature, sans rien savoir, sans rien connaître, sans rien comprendre, mollement noyée dans la rêverie qui ne pense pas, se sentait en sûreté dans cette nature, dans ces arbres honnêtes, dans cette verdure sincère, dans cette campagne pure et paisible, dans ces bruits de nids, de sources, de mouches, de feuilles, au-dessus desquels resplendissait l’immense innocence du soleil.

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