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Le regard de l’abbé Menou-Segrais eut cette joie du chercheur qui entrevoit soudain la solution longtemps cherchée.

– Quel sort vous attend donc, mon fils? Le vicaire haussa légèrement les épaules.

– Je ne vous demanderai pas votre secret. J’en aurais eu le droit jadis. À présent, nous changeons de route, vous et moi, et déjà vous ne m’appartenez plus.

– Ne parlez pas ainsi, murmura l’abbé Donissan, les yeux sombres et fixes. Où que j’aille, si profondément que je m’enfonce, – oui – dans les bras mêmes de Satan, je me souviendrai de votre charité.

Puis, comme si l’image qui s’emparait de son esprit l’agitait trop douloureusement et qu’il voulût la fuir (ou peut-être l’affronter), il se mit brusquement debout.

– Est-ce là votre secret, s’écria M. Menou-Segrais, est-ce là ce que vous prétendez tenir de Dieu! Ai-je bien compris que vous blasphémiez en vous la divine miséricorde? Ce ne sont pas là mes leçons! Entendez-moi, malheureux! Vous êtes depuis combien de temps?…) la dupe, le jouet, le ridicule instrument de celui que vous redoutez le plus.

Il faisait de ses deux mains levées, puis abaissées, un geste d’horreur et de découragement, que démentait l’éclat volontaire de son regard.

– Je n’ai pas blasphémé, reprit l’abbé Donissan. Je n’ai pas désespéré de la justice du bon Dieu. Je croirai jusqu’à la dernière minute de ma misérable vie que les seuls mérites de Notre-Seigneur sont bien assez grands pour m’absoudre, moi-même et tous avec moi. Cependant, ce n’est pas sans cause qu’il m’a été révélé un jour, d’une manière si efficace, l’effrayante horreur du péché, le misérable état des pécheurs, et la puissance du démon.

– À quel moment?… commença l’abbé Menou-Segrais.

Mais, sans le laisser achever, ou plutôt comme s’il ne se souciait point de l’entendre, le futur saint de Lumbres continuait:

– De cela, le pressentiment me fut donné jadis. Avant que de connaître la vérité, j’en ai porté la tristesse. Chacun reçoit sa part de lumière: de plus zélés, die plus instruits ont sans doute un sentiment très vif de l’ordre divin des choses. Pour moi, dès l’enfance, j’ai vécu moins dans l’espérance de la gloire que nous posséderons un jour que dans le regret de celle que nous avons perdue. (Son visage se durcissait à mesure, un pli de colère se creusait sur son front.) Ah! mon père, mon père! J’ai désiré écarter de moi cette croix! Est-ce possible! Je la reprenais toujours. Sans elle, la vie n’a pas de sens: le meilleur devient un de ces tièdes que le Seigneur vomit. Dans notre affreuse misère, humiliés, foulés, piétinés par le plus vil, que serions-nous, si nous ne sentions au moins l’outrage! Il n’est pas tout à fait maître du monde, tant que la sainte colère gonfle nos cœurs, tant qu’une vie humaine, à son tour, jette le Non Serviam à sa face.

Des mots se pressaient dans sa bouche, sans proportion avec les images intérieures qui les suscitaient. Et ce flot de paroles chez un homme naturellement silencieux trahissait presque le délire.

– Je vous arrête, dit froidement l’abbé Menou-Segrais. Je vous ordonne de m’entendre. Vous ne parlez tant que pour vous tromper vous-même et me tromper avec vous. Laissons cela. Mais je sais que vous n’êtes pas homme à vous payer de mots. Cette violence suppose quelque résolution, quelque projet, quelque acte peut-être, que je veux connaître.

Ce coup porta si juste que l’abbé Donissan leva vers son doyen un regard éperdu. Mais le vieillard subtil et fort poursuivait déjà:

– De quelle manière avez-vous réalisé dans votre vie des sentiments dont le qu’on puisse dire est qu’ils sont troubles et dangereux?

Le jeune prêtre se tut.

– Je vous mettrai donc sur la voie, reprit M. Menou-Segrais. Vous commençâtes par des mortifications excessives. Puis vous vous êtes jeté dans le ministère avec une égale frénésie. Les résultats que vous obteniez réjouissaient votre cœur. Ils eussent dû vous rendre la paix. Cependant vous ne la connaissiez pas encore!

Dieu ne la refuse jamais au bon serviteur, à la limite de ses forces. L’auriez-vous donc, délibérément, refusée?

– Je ne l’ai pas refusée, répliqua l’abbé Donissan, avec effort. Je suis plutôt disposé par la nature à la tristesse qu’à la joie…

Il parut réfléchir un instant, chercher à sa pensée une expression modérée, conciliante, puis, se décidant tout à coup, d’une voix que la passion assourdissait plutôt, comparable à une flamme sombre:

– Ah! plutôt le désespoir, s’écria-t-il, et tous ses tourments qu’une lâche complaisance pour les œuvres de Satan!

À sa grande surprise, car il avait laissé échapper ce souhait comme un cri, et l’avait entendu avec une espèce d’effroi, le doyen de Campagne lui prit les deux mains dans les siennes et dit doucement:

– C’en est assez: je lis clairement en vous: je ne m’étais pas trompé. Non seulement vous n’avez pas sollicité de consolation, mais vous avez entretenu votre esprit de tout ce qui était capable de vous pousser au désespoir. Vous avez entretenu le désespoir en vous.

– Non pas le désespoir, s’écria-t-il, mais la crainte.

– Le désespoir, répéta l’abbé Menou-Segrais sur le même ton, et qui vous eût conduit de la haine aveugle du péché au mépris et à la haine du pécheur.

À ces mots, l’abbé Donissan, s’arrachant à l’étreinte du doyen de Campagne, et les yeux soudain pleins de larmes:

– La haine du pécheur! s’écria-t-il d’une voix rauque (la pitié de son regard avait quelque chose de farouche). La haine du pécheur!

La violence et le désordre de ses sentiments arrêtèrent la parole sur ses lèvres, et ce ne fut qu’après un long silence qu’il ajouta, les yeux clos sur une vision mystérieuse:

– J’ai disposé d’un bien autrement précieux que la vie…

Alors la voix du doyen de Campagne retentit dans le nouveau silence, ferme, claire, impossible à éluder:

– Je n’ai jamais douté qu’il y eût dans votre vie intérieure un secret, mieux gardé par votre ignorance et votre bonne foi que par n’importe quelle duplicité. Il y a quelque imprudence consommée. Je ne serais pas surpris que vous ayez formé quelque vœu dangereux…

– Je n’aurais pu former aucun vœu sans la permission de mon confesseur, balbutia le pauvre prêtre.

– Si ce n’est un vœu, c’est quelque chose qui lui ressemble, répliqua l’abbé Menou-Segrais.

Puis, se dressant péniblement hors de ses oreillers, les deux mains posées sur ses genoux, sans élever le ton:

– Je vous l’ordonne, mon enfant.

Au grand étonnement du doyen, son vicaire hésita longtemps, le regard dur. Puis avec un frisson douloureux:

– Il est vrai, je vous assure… Je n’ai fait aucun vœu, aucune promesse, à peine un souhait… peut-être… sans doute mal justifié, au moins selon la prudence humaine…

– Il empoisonne votre cœur, répliqua l’abbé Menou-Segrais.

Alors, secouant la tête et prenant parti:

– Voilà peut-être ce qui mérite vos reproches… La possession de tant d’âmes par le péché… m’a souvent transporté de haine contre l’ennemi… Pour leur salut, j’ai offert tout ce que j’avais ou posséderais jamais… ma vie d’abord – cela est si peu de chose!… – les consolations de l’Esprit-Saint…

Il hésita encore:

– Mon salut, si Dieu le veut! fit-il à voix basse.

L’aveu fut reçu dans un profond silence. Les paroles extraordinaires parurent créer ce silence, s’y perdre d’elles-mêmes.

Alors l’abbé Menou-Segrais parla de nouveau:

– Avant de continuer, fit-il avec sa simplicité ordinaire, renoncez cette pensée à jamais, et priez Dieu de vous pardonner. De plus, je vous interdis de parler de ces choses à un autre que moi.

Puis, comme l’abbé ouvrait la bouche pour répondre, le magistral clinicien des âmes, toujours ferme dans sa prudence et son bon sens souverain:

– Gardez-vous d’insister, fit-il. Taisez-vous. Il ne s’agit plus que d’oublier. Je sais tout. L’entreprise a été irréprochablement conçue et réalisée de point en point. Le démon ne trompe pas autrement ceux qui vous ressemblent. S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abîme, auquel aucun écho ne répondrait…

Bien que sa voix ne décelât aucune excessive émotion, cette dernière se marqua pourtant à ce signe que l’abbé Menou-Segrais prit sa canne au pied du fauteuil, se leva, et fit quelques pas dans sa chambre. Son vicaire demeurait debout, à la même place.

– Mon petit enfant, dit le vieux prêtre, que de périls vous attendent! Le Seigneur vous appelle à la perfection, non pas au repos. Vous serez de tous le moins assuré dans votre voie, clairvoyant seulement pour autrui, passant de la lumière aux ténèbres, instable. L’offre téméraire a été, en quelque manière, entendue. L’espérance est presque morte en vous, à jamais. Il n’en reste que cette dernière lueur sans quoi toute œuvre deviendrait impossible et tout mérite vain. Ce dénuement de l’espérance, voilà ce qui importe. Le reste n’est rien. Sur la route que vous avez choisie – non! où vous vous êtes jeté! – vous serez seul, décidément seul, vous marcherez seul. Quiconque vous y suivrait, se perdrait sans vous secourir.

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