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– Je n’ai pas demandé cela, s’écria le futur saint de Lumbres, avec une violence soudaine. (Par un contraste véritablement pathétique, sa voix restait sombre et volontaire.) Je n’ai pas sollicité ces grâces singulières. Je n’en veux pas! Je ne désire pas de miracles! Je n’en ai jamais demandé! Qu’on me laisse donc vivre et mourir dans la peau d’un pauvre homme qui ne sait ni A ni B. Non! Non! ce qui a été commencé cette nuit ne sera pas achevé! J’ai rêvé. J’étais fou.

L’abbé Menou-Segrais regagna son fauteuil, s’y étendit, et répliqua sans élever la voix:

– Qui le sait? Lequel d’entre ceux que nous honorons comme nos pères dans la foi n’a été traité de visionnaire? Quel visionnaire n’a eu ses disciples? Au point où vous êtes, vos œuvres seules parleront pour ou contre vous.

Après un moment, il ajouta, sur un ton plus doux:

– Ne suis-je pas à plaindre aussi, mon enfant? Mon expérience des âmes, une réflexion de plusieurs mois me portent à croire que Dieu vous a choisi. Les nigauds incrédules n’admettent pas les saints. Les nigauds dévots s’imaginent qu’ils poussent tout seuls comme l’herbe des champs. Peu savent que l’arbre est d’autant plus fragile qu’il est d’essence plus rare. Votre destinée, à laquelle tant d’autres destinées sont liées sans doute, cela est à la merci d’un faux pas, d’un abus même involontaire de la grâce, d’une décision hâtive, d’une incertitude, d’une équivoque. Et vous m’êtes confié! Vous êtes à moi! De quelles mains tremblantes je vous offre à Dieu! Aucune faute ne m’est permise. Qu’il m’est cruel de ne pouvoir me jeter à genoux à vos côtés, rendre grâces avec vous! J’attendais de jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre âme. J’attendais cette confirmation de votre zèle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublée, si pleine d’orages, le signe a éclaté comme la foudre. Il me laisse plus perplexe qu’avant. Car il est sûr désormais que ce signe est équivoque, que le miracle même n’est pas pur!

Il réfléchit un moment, puis, levant les épaules, dans un geste d’impuissance:

– Dieu sait que je ne céderais pas à la crainte! Dieu sait que je suis trop tenté d’affronter le jugement d’autrui! On m’accuse volontiers d’indépendance et même d’insubordination. Il y a pourtant telle règle qu’on ne peut enfreindre. Que vous vous déchiriez à coups de discipline, j’y mettrais ordre. Que vous rêviez le diable, ou le rencontriez à tous les carrefours, cela me regarde. Mais cette histoire, non moins invraisemblable, de la petite Malorthy m’éclaire. Je ne puis vous laisser libre de parler et d’agir dans cette paroisse selon vos lumières… Je ne puis m’en remettre à vous… Je dois… il faut… il est nécessaire que je m’ouvre de tout ceci à nos supérieurs. Mon appui vous sera de peu! D’autre part, vous devrez ne dissimuler rien. Dès lors… ah! dès lors!… qui sait quand vous l’emporterez enfin sur la défiance des uns, la pitié des autres, la contradiction de tous! L’emporterez-vous même jamais? Me serais-je trompé sur vous? Ai-je encore trop attendu! Un vieillard ne peut plus manquer sa vie. Mais j’aurai manqué ma mort.

L’abbé Donissan sortit enfin de son silence. Loin de le confondre, ce dernier doute exprimé lui rendait visiblement courage. Il objecta timidement:

– Je ne désire rien tant que l’oubli, l’effacement, la vie commune, mes devoirs d’état. Si vous le vouliez, qui m’empêcherait de redevenir ce que j’étais avant? Qui se soucierait de moi? Je n’attire l’attention de personne. J’ai la réputation que je mérite d’un prêtre bien simple, bien borné… Ah! si vous le permettiez, il me semble que j’arriverais à passer inaperçu, même du bon Dieu et de ses anges!

– Inaperçu! s’écria doucement l’abbé Menou-Segrais (il souriait, mais avec des yeux pleins de larmes…) Toutefois il s’interrompit aussitôt. L’escalier retentissait du pas singulièrement précipité de la gouvernante. La porte s’ouvrit presque aussitôt, et, très pâle, avec cette hâte des vieilles femmes à annoncer les mauvaises nouvelles:

– Mlle Malorthy vient de se périr, dit-elle.

Et, déjà satisfaite de l’effet produit, elle ajouta:

– Elle s’a ouvert la gorge avec un rasoir…

* * *

On lira ci-dessous la lettre de Monseigneur au chanoine Gerbier:

«MON CHER CHANOINE,

«J’ai des remerciements à vous faire pour le sang-froid, l’intelligence et le zèle discret dont vous avez fait preuve au cours de certains événements bien douloureux à mon cœur paternel. Le malheureux abbé Donissan a quitté cette semaine la maison de santé de Vaubecourt, où il a été traité avec le plus grand dévouement par le docteur Jolibois. Ce praticien, élève du docteur Bernheim de Nancy, m’a entretenu hier du présent état de santé de notre cher enfant. Il a témoigné de cette largeur de vues et de cette tendre sollicitude que j’ai eu l’occasion d’admirer déjà bien souvent chez des hommes de science que leurs études ont malheureusement détournés de la foi. Il attribue ces troubles passagers à une grave intoxication des cellules nerveuses, probablement d’origine intestinale.

«Sans manquer à la charité, qui doit être notre règle constante, je déplore avec vous la négligence, pour ne pas dire plus, de M. le doyen de Campagne. En agissant nettement et vigoureusement, il nous eût sans doute évité de paraître momentanément en conflit avec les autorités civiles. Toutefois, grâce à votre judicieuse intervention et après un premier malentendu, vite dissipé, M. le docteur Gallet a usé vis-à-vis de nous de la plus haute courtoisie en nous aidant à limiter le scandale. Par ailleurs, son diagnostic a été confirmé par son éminent confrère de Vaubecourt. Ces deux traits font autant d’honneur à son caractère qu’à ses connaissances professionnelles.

«Le témoignage de Mlle Malorthy, les confidences faites en pleine démence, ou dans la période de préagonie, n’eussent pas suffi sans doute à compromettre, dans la personne de M. Donissan, la dignité de notre ministère. Mais sa présence au chevet de la mourante, en dépit de la protestation formelle de M. Malorthy, ne devait être en aucun cas tolérée par M. le doyen de Campagne. J’accorde que ce qui a suivi ne pouvait être prévu d’un homme sensé. Le désir de cette jeune personne, manifesté publiquement, d’être conduite au pied de l’église pour y expirer, ne devait pas être pris en considération. Outre que le père et le médecin traitant s’opposaient à une telle imprudence, ce qu’on sait du passé et de l’indifférence religieuse de Mlle Malorthy autorisait à croire que, déjà soignée jadis pour troubles mentaux, l’approche de la mort bouleversait sa faible raison. Que dire de l’altercation qui a suivi! Des étranges paroles prononcées par le malheureux vicaire! Que dire surtout du véritable rapt commis par lui, lorsque, arrachant la malade aux mains paternelles, il l’a portée tout ensanglantée et moribonde à l’église, heureusement voisine! De tels excès sont d’un autre âge, et ne se qualifient point.

«Grâce au ciel, le scandale a heureusement pris fin. De bonnes âmes, plus Zélées que sages, attiraient déjà l’attention sur cette conversion in articulo mortis , dont l’invraisemblance nous eût couverts de ridicule. J’y ai mis bon ordre. Notre solution a contenté tout le monde. À l’exception sans doute de M. le doyen de Campagne qui, en se renfermant dans un silence dédaigneux, et en nous refusant son témoignage, s’est montré, pour le moins, singulier.

«Sur mes instructions, M. l’abbé Donissan est entré à la Trappe de Tortefontaine. Il y restera jusqu’à confirmation de sa guérison. J’accorde que sa parfaite docilité plaide en sa faveur, et qu’il y a lieu d’espérer que nous pourrons un jour, ces faits regrettables tombés dans l’oubli, lui trouver dans le diocèse un petit emploi, en rapport avec ses capacités.»

Cinq ans plus tard, en effet, l’ancien vicaire de Campagne était nommé curé desservant d’une petite paroisse, au hameau de Lumbres. Ses œuvres y sont connues de tous. La gloire, auprès de laquelle toute gloire humaine pâlit, alla chercher dans ce lieu désert le nouveau curé d’Ars. La deuxième partie de ce livre, d’après des documents authentiques et des témoignages que personne n’oserait récuser, rapporte le dernier épisode de son extraordinaire vie.

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