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À seize ans, Germaine savait aimer (non point rêver d’amour, qui n’est qu’un jeu de société)… Germaine savait aimer, c’est-à-dire qu’elle nourrissait en elle, comme un beau fruit mûrissant, la curiosité du plaisir et du risque, la confiance intrépide de celles qui jouent toute leur chance en un coup, affrontent un monde inconnu, recommencent à chaque génération l’histoire du vieil univers. Cette petite bourgeoise au teint de lait, au regard dormant, aux mains si douces, tirait l’aiguille en silence, attendant le moment d’oser, et de vivre. Aussi hardie que possible pour imaginer ou désirer, mais organisant toutes choses, son choix fixé, avec un bon sens héroïque. Bel obstacle que l’ignorance, lorsqu’un sang généreux, à chaque battement du cœur, inspire de tout sacrifier à ce qu’on ne connaît pas! La vieille Malorthy, née laide et riche, n’avait jamais espéré pour elle-même d’autre aventure qu’un mariage convenable, qui n’est affaire que de notaire, vertueuse par état, mais elle n’en gardait pas moins le sentiment très vif de l’équilibre instable de toute vie féminine, comme d’un édifice compliqué, que le moindre déplacement peut rompre.

– Papa, disait-elle au brasseur, il faut de la religion pour notre fille…

Elle eût été bien embarrassée d’en dire plus, sinon qu’elle le sentait bien. Mais Malorthy ne se laissait pas convaincre:

– Qu’a-t-elle besoin d’un curé, pour apprendre en confesse tout ce qu’elle ne doit pas savoir? Les prêtres faussent la conscience des enfants, c’est connu.

Pour cette raison, il avait défendu qu’elle suivît le cours du catéchisme, et même qu’elle fréquentât l’un quelconque de ces bondieusards qui mettent dans les meilleurs ménages, disait-il, la zizanie». Il parlait aussi, en termes sibyllins, des vices secrets qui ruinent la santé des demoiselles, et dont elles apprennent au couvent la pratique et la théorie. «Les nonnes travaillent les filles en faveur du prêtre» était une de ses maximes. «Elles ruinent d’avance l’autorité du mari», concluait-il en frappant du poing sur la table. Car il n’entendait pas qu’on plaisantât sur le droit conjugal, le seul que certains libérateurs du genre humain veulent absolu.

Lorsque Mme Malorthy se plaignait encore que leur fille n’eût point d’amies, et ne quittât guère le petit jardin aux ifs taillés, funéraire:

– Laisse-la en paix, répondait-il. Les filles de ce sacré pays-ci sont pleines de malice. Avec son patronage, ses enfants de Marie et le reste, le curé les tient une heure chaque dimanche. Gare là-dessous! Si tu voulais lui apprendre la vie, tu devais m’obéir et l’envoyer au lycée de Montreuil, elle aurait son brevet maintenant! Mais à son âge, des amitiés de fillette, ça ne vaut rien… je sais ce que je dis…

Ainsi parlait Malorthy, sur la foi du député Gallet, que ces délicats problèmes d’éducation féminine ne laissaient pas indifférent. Le pauvre petit homme, en effet, nommé jadis médecin du lycée de Montreuil, en savait long sur les demoiselles, et ne le celait pas.

– Du point de vue de la science…, disait-il parfois avec le sourire d’un homme revenu de beaucoup d’illusions, plein d’indulgence pour le plaisir d’autrui, et qui ne le recherche plus lui-même.

Dans les jardins aux ifs taillés, sous la véranda, toute nue, qui sent le mastic grillé, c’est là qu’elle s’est lassée d’attendre on ne sait quoi, qui ne vient jamais, la petite fille ambitieuse… C’est de là qu’elle est partie, et elle est allée plus loin qu’aux Indes… Heureusement pour Christophe Colomb, la terre est ronde; la caravelle légendaire, à peine eut-elle engagé son étrave, était déjà sur la route du retour… Mais une autre route peut être tentée, droite, inflexible, qui s’écarte toujours, et dont nul ne revient. Si Germaine, ou celles qui la suivront demain, pouvaient parler, elles diraient: «À quoi bon s’engager une fois dans votre bon chemin, qui ne mène nulle part?… Que voulez-vous que je fasse d’un univers rond comme une pelote?»

Tel semblait né pour une vie paisible, qu’un destin tragique attend. Fait surprenant, dit-on, imprévisible… Mais les faits ne sont rien: le tragique était dans son cœur.

* * *

Si son amour-propre eût été moins profondément blessé, Malorthy se fût décidé sans doute à rendre bon compte à sa femme de sa visite au château. Il pensa mieux faire en dissimulant quelque temps encore son inquiétude et son embarras, dans un silence altier, plein de menaces. D’ailleurs, il voulait sa revanche et pensait l’obtenir aisément, par un coup de théâtre domestique, dont sa fille eût fait les frais. Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles, que le plus lâche peut effrayer. Car l’impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui.

C’est pourquoi, sitôt le souper achevé, Malorthy, tout à coup, de sa voix de commandement:

– Fillette, dit-il, j’ai à te parler…

Germaine leva la tête, reposa lentement son tricot sur la table, et attendit.

– Tu m’as manqué, continua-t-il sur le même ton, gravement manqué… Une fille qui faute, dans la famille, c’est comme un failli…, tout le monde peut nous montrer demain du doigt, nous, des gens sans reproche, qui font honneur à leurs affaires, et ne doivent rien à personne. Hé bien! au lieu de nous demander pardon, et d’aviser avec nous, comme ça se doit, qu’est-ce que tu fais? Tu pleures à t’en faire mourir, tu fais des oh ! et des ah ! voilà pour les jérémiades. Mais pour renseigner ton père et ta mère, rien de fait. Silence et discrétion, bernique! Ça ne durera pas un jour de plus, conclut-il en frappant du poing sur la table, ou tu sauras comment je m’appelle! Assez pleuré! Veux-tu parler, oui ou non?

– Je ne demande pas mieux, répondit la pauvrette, pour gagner du temps.

La minute qu’elle attendait, en la redoutant, était venue, elle n’en doutait pas; et voilà qu’à l’instant décisif les idées qu’elle avait mûries en silence, depuis une semaine, se présentaient toutes à la fois, dans une confusion terrible.

– J’ai vu ton amant tout à l’heure, poursuivit-il; de mes yeux vu… Mademoiselle s’offre un marquis; on rougit de la bière du papa… Pauvre innocente qui se croit déjà dame et châtelaine, avec des comtes et des barons, et un page pour lui porter la queue sa robe!… Enfin nous avons eu un petit mot ensemble, lui et moi. Voyons si nous sommes d’accord: tu vas me promettre de filer droit, et d’obéir les yeux fermés.

Elle pleurait â petits coups, sans bruit, le regard clair à travers ses larmes. L’humiliation qu’elle avait crainte par avance ne l’effrayait plus. «J’en mourrai de honte, sûr!» se répétait-elle la veille encore, attendant d’heure en heure un éclat. Et maintenant elle cherchait cette honte, et ne la trouvait plus.

– M’obéiras-tu? répétait Malorthy.

– Que voulez-vous que je fasse? fit-elle.

Il réfléchit un moment:

– M. Gallet sera demain ici.

– Pas demain, interrompit-elle…, le jour du franc marché: samedi.

Malorthy la contempla une seconde, bouche bée.

– Je n’y pensais plus, en effet, dit-il. Tu as raison, samedi.

Elle avait fait cette remarque d’une voix nette et posée que son père ne connaissait pas. Au coin du feu la vieille mère en reçut le choc, et gémit.

– Samedi… bon! Je dis samedi, continua le brasseur, qui perdait le fil de discours. Gallet, c’est un garçon qui connaît la vie. Il a des scrupules et du sentiment… Garde tes larmes pour lui, ma fille! Nous irons le trouver ensemble.

– Oh! non…, fit-elle.

Parce que les dés étaient jetés, en pleine bataille, elle se sentait si libre, si vivante! Ce non, sur ses lèvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser. C’était son premier défi.

– Par exemple! tonna le bonhomme.

– Voyons, Antoine! disait maman Malorthy, laisse-lui le temps de respirer! Que veux-tu qu’elle dise à ton député, cette jeunesse?

– La vérité, sacrebleu! s’écria Malorthy. D’abord mon député est médecin, une! Si l’enfant naît hors mariage, nous aurons un mot de lui pour une maison d’Amiens, deux! D’ailleurs un médecin, c’est l’instruction, c’est la science…, ce n’est pas un homme. C’est le curé du républicain. Et puis vous me faites rire avec vos secrets! Crois-tu que le marquis parlera le premier? La petite n’avait pas l’âge, à l’époque, c’est peut-être un détournement, ça pourrait le mener loin! On l’y traînera, en cour d’assises, tonnerre! Ça garde des grands airs, ça vous prend pour un imbécile, ça nie l’évidence, ça ment comme ça respire, un marquis en sabots!… Malheureuse! cria-t-il en se retournant vers sa fille, il a porté la main sur ton père!

Il n’avait pas prémédité ce dernier mensonge, qui n’était qu’un trait d’éloquence. Le trait, d’ailleurs, manqua son but. Le cœur de la petite révoltée battit plus fort, moins à la pensée de l’outrage fait à son seigneur maître, qu’à l’image entrevue du héros, dans sa magnifique colère… Sa main! Cette terrible main!… Et d’un regard perfide, elle en cherchait la trace sur le visage paternel.

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