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Docilement, le vicaire de Campagne quitta le prie-Dieu, et se tint debout à quelques pas.

– Ce que vous allez entendre, dit l’abbé Menou-Segrais, vous fera du mal sans doute. Dieu sait que je vous ai jusqu’ici trop ménagé! je ne voudrais point vous troubler cependant. Quoi que je dise, restez en paix. Car vous n’avez commis aucune faute, sinon d’inexpérience et de zèle. M’avez-vous compris?

L’abbé hocha la tête.

– Vous avez agi comme un enfant, continua le vieux prêtre, après un silence. Les épreuves qui vous attendent ici ne sont point de celles qu’en peut affronter avec présomption: plus que jamais, quoi qu’il vous en coûte, vous devez leur tourner le dos, fuir, sans seulement un regard en arrière. Chacun de nous n’est tenté que selon ses forces. Notre concupiscence naît, grandit, évolue avec nous-mêmes. Elle est, comme certaines de ces infirmités chroniques, une espèce de compromis entre la maladie et la santé. Alors, la patience suffit. Mais il arrive que le mal s’aggrave tout à coup, qu’un élément nouveau…

Il s’interrompit, non sans quelque embarras vite surmonté.

– Prenez d’abord note de ceci: pour tout le monde vous n’êtes désormais (jusqu’à quand?) qu’un petit abbé plein d’imagination et de suffisance, moitié rêveur, moitié menteur, ou un fou. Subissez donc la pénitence qui vous sera sûrement imposée, le silence et l’oubli temporaire du cloître, non pas comme un châtiment injuste, mais nécessaire et justifié… M’avez-vous compris encore?

Même regard et même signe.

– Sachez-le, mon enfant. Depuis des mois, je vous observe, sans doute avec trop de prudence, d’hésitation. Cependant j’ai vu clair, dès le premier jour. Certaines grâces vous sont prodiguées comme avec excès, sans mesure: c’est apparemment que vous êtes exceptionnellement tenté. L’Esprit-Saint est magnifique, mais ses libéralités ne sont jamais vaines: il les proportionne à nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper: le diable est entré dans votre vie.

L’abbé Donissan se tut encore.

– Ah! mon petit enfant! Les nigauds ferment les yeux sur ces choses! Tel prêtre n’ose seulement prononcer le nom du diable. Que font-ils de la vie intérieure? Le morne champ de bataille des instincts. De la morale? Une hygiène des sens. La grâce n’est plus qu’un raisonnement juste qui sollicite l’intelligence, la tentation un appétit charnel qui tend à la suborner. À peine rendent-ils ainsi compte des épisodes les plus vulgaires du grand combat livré en nous. L’homme est censé ne rechercher que l’agréable et l’utile, la conscience guidant son choix. Bon pour l’homme abstrait des livres, cet homme moyen rencontré nulle part! De tels enfantillages n’expliquent rien. Dans un pareil univers d’animaux sensibles et raisonneurs il n’y a plus rien pour le saint, ou il faut le convaincre de folie. On n’y manque pas, c’est entendu. Mais le problème n’est pas résolu pour si peu. Chacun de nous – ah! puissiez-vous retenir ces paroles d’un vieil ami! – est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l’être, une effusion d’amour qui fait de la souffrance et du renoncement l’objet même du désir, tantôt tourmenté du goût mystérieux de l’avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l’animalité, son incompréhensible nostalgie. Hé! qu’importe l’expérience, accumulée depuis des siècles, de la vie morale. Qu’importe l’exemple de tant de misérables pécheurs, et de leur détresse! Oui, mon enfant, souvenez-vous. Le mal, comme le bien, est aimé pour lui-même, et servi.

La voix naturellement faible du doyen de Campagne s’était assourdie peu à peu, en sorte qu’il semblait depuis un moment parler pour lui seul. Il n’en était rien pourtant. Son regard, sous les paupières à demi baissées, ne quittait point le visage de l’abbé Donissan. Jusqu’alors ce visage était resté en apparence impassible. À ces derniers mots, cette impassibilité se dissipa soudain, et ce fut comme un masque qui tombe.

– Faut-il donc croire!… s’écria-t-il. Sommes-nous vraiment si malheureux! Il n’acheva pas la phrase commencée, il ne l’appuya d’aucun geste; une détresse infinie, bien au-delà sans doute d’aucun langage, s’exprima si douloureusement par cette protestation bégayante, la résignation désespérée de ses yeux pleins d’ombre, que M. Menou-Segrais lui ouvrit, presque involontairement, les bras. Il s’y jeta. À présent, il était à genoux contre le haut fauteuil capitonné, sa rude tête aux cheveux courts naïvement jetée sur la poitrine de son ami… Mais d’un commun accord, leur étreinte fut brève. Le vicaire reprit simplement l’attitude d’un pénitent aux pieds de son confesseur. L’émotion du doyen se marqua lentement au léger tremblement de sa main droite dont il le bénit.

– Ces paroles vous scandalisent, mon enfant. Puissent-elles aussi vous armer! Il n’est que trop sûr: votre vocation n’est pas du cloître.

Il eut un sourire triste, vite réprimé.

– La retraite qu’on vous imposera bientôt sera sans nul doute un temps d’épreuve et de déréliction très amère. Il se prolongera plus que vous ne pensez, n’en doutez pas.

D’un regard paternel, non sans un rien d’ironie très douce, il considéra longuement le visage penché.

– Vous n’êtes point né pour plaire, car vous savez ce que le monde hait le mieux, d’une haine perspicace, savante: le sens et le goût de la force. Ils ne vous lâcheront pas de sitôt.

«Le travail que Dieu fait en nous, reprit-il après un court silence, est rarement ce que nous attendons. Presque toujours l’Esprit-Saint nous semble agir à rebours, perdre du temps. Si le morceau de fer pouvait concevoir la lime qui le dégrossit lentement, quelle rage et quel ennui! C’est pourtant ainsi que Dieu nous use. Certaines vies de saints paraissent d’une affreuse monotonie, un vrai désert.»

Il baissa lentement la tête, et pour la première fois l’abbé Donissan vit ses yeux s’obscurcir et deux profondes larmes en descendre. Tout aussitôt, secouant la tête:

– En voilà assez, fit-il. Hâtons-nous! Car l’heure sonnera bientôt où je ne pourrai plus rien pour vous, selon le monde. Parlons à présent bien net, aussi clairement que possible. Rien de meilleur que d’exprimer le surnaturel dans un langage commun, vulgaire, avec les mots de tous les jours. Aucune illusion ne tient là contre. Je passe sur votre première aventure: que vous ayez, ou non, vu face à face celui que nous rencontrons chaque jour – non point hélas! au détour d’un chemin, mais en nous-mêmes – comment le saurais-je? Le vîtes-vous réellement, ou bien en songe, que m’importe? Ce qui peut paraître au commun des hommes l’épisode capital n’est le plus souvent, pour l’humble serviteur de Dieu, que l’accessoire. Nul moyen de juger de votre clairvoyance et de votre sincérité que vos œuvres: vos œuvres rendront témoignage pour vous. Laissons cela.

Il releva ses oreillers, reprit haleine, et continua, avec la même singulière bonhomie:

– J’en viens à votre seconde aventure, qui n’est pas sans intérêt pour moi-même, il s’en faut. Car une erreur de votre jugement a pu nuire ici à l’une de ces âmes qui, vous l’avez dit, nous sont confiées. Je ne connais pas la fille de M. Malorthy. Je ne sais rien du crime dont vous la pensez coupable. À nos yeux le problème se pose autrement. Criminelle ou non, cette petite fille a-t-elle été l’objet d’une grâce exceptionnelle? Avez-vous été l’instrument de cette grâce? Comprenez-moi… Comprenez-moi!… À chaque instant, il peut nous être inspiré le mot nécessaire, l’intervention infaillible – celle-là – pas une autre. C’est alors que nous assistons à de véritables résurrections de la conscience. Une parole, un regard, une pression de la main, et telle volonté jusqu’alors infléchissable s’écroule tout à coup. Pauvres sots qui nous imaginons que la direction spirituelle obéit aux lois ordinaires des confidences humaines, même sincères! Sans cesse nos plans se trouvent bouleversés, nos meilleures raisons réduites à rien, nos faibles moyens retournés contre nous. Entre le prêtre et le pénitent, il y a toujours un troisième acteur invisible qui parfois se tait, parfois murmure, et tout soudain parle en maître. Notre rôle est souvent tellement passif! Aucune vanité, aucune suffisance, aucune expérience ne résiste à ça! Comment donc imaginer, sans un certain serrement de cœur, que ce même témoin, capable de se servir de nous sans nous rendre nul compte, nous associe plus étroitement à son action ineffable? S’il en a été ainsi pour vous, c’est qu’il vous éprouve, et cette épreuve sera rude, si rude qu’elle peut bouleverser votre vie.

– Je le sais, balbutia le pauvre prêtre. Ah! que vos paroles me font mal!

– Vous le savez? interrogea l’abbé Menou-Segrais. De quelle manière? L’abbé Donissan se cacha le visage dans ses mains, puis, comme honteux d’un premier mouvement, il reprit, la tête droite, les yeux sur le pâle jour du dehors:

– Dieu m’a inspiré cette pensée qu’il me marquait ainsi ma vocation, que je devrais poursuivre Satan dans les âmes, et que j’y compromettrais infailliblement mon repos, mon honneur sacerdotal, et mon salut même.

– N’en croyez rien, répliqua vivement le curé de Campagne. On ne compromet son salut qu’en s’agitant hors de sa voie. Là où Dieu nous suit, la paix peut nous être ôtée, non la grâce.

– Votre illusion est grande, répondit l’abbé Donissan avec calme, sans paraître s’apercevoir combien de telles paroles étaient éloignées de son ton habituel de déférence et d’humilité. Je ne puis douter de la volonté qui me presse, ni du sort qui m’attend.

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