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À ces derniers mots, comme un soldat qui se sent touché, et se dresse d’instinct avant de retomber, l’abbé Donissan se mit debout. Dans son visage immobile, à la bouche close, aux fortes mâchoires, au front têtu, ses yeux pâles témoignaient d’une hésitation mortelle. Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitôt sur l’abbé Menou-Segrais, en se fixant, parut s’éteindre tout à coup. Le doyen n’y lut plus qu’une soumission aveugle que le tragique désordre de cette âme, encore soulevée de terreur, rendait sublime.

– Je vous demande la permission de me retirer, dit simplement le futur curé de Lumbres d’une voix mal affermie. En vous écoutant, j’ai cru vraiment tomber dans le trouble et le désespoir, mais c’est fini maintenant… Je… je crois… être tel… que vous pouvez le désirer… et… Et Dieu ne permettra pas que je sois tenté au-delà de mes forces.

Ayant dit, il disparut, et, derrière lui, la porte se refermait déjà sans bruit.

* * *

Dès lors, l’abbé Donissan connut la paix, une étrange paix, et qu’il n’osa d’abord sonder. Les mille liens qui retiennent ou ralentissent l’action s’étaient brisés tous ensemble; l’homme extraordinaire, que la défiance ou la pusillanimité de ses supérieurs avait renfermé des années dans un invisible réseau, trouvait enfin devant lui le champ libre, et s’y déployait. Chaque obstacle, abordé de front, pliait sous lui. En quelques semaines l’effort de cette volonté que rien n’arrêtera plus désormais commença d’affranchir jusqu’à l’intelligence. Le jeune prêtre employait ses nuits à dévorer des livres, jadis refermés avec désespoir et qu’il pénétrait maintenant, non sans peine, mais avec une ténacité d’attention qui surprenait l’abbé Menou-Segrais comme un miracle. C’est alors qu’il acquit cette profonde connaissance des Livres saints qui n’apparaissait pas d’abord à travers son langage, toujours volontairement simple et familier, mais qui nourrissait sa pensée. Vingt ans plus tard, il disait un jour à Mgr Leredu, avec malice: «J’ai dormi cette année-là sept cent trente heures…»

– Sept cent trente heures?

– Oui, deux heures par nuit… Et encore – de vous à moi – je trichais un peu.

L’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il n’osait prévoir le dénouement. Bien que le pauvre prêtre continuât de s’asseoir à la table commune et s’y efforçât d’y paraître aussi calme qu’à l’ordinaire, le vieux doyen ne voyait pas sans une inquiétude grandissante les signes physiques, chaque jour plus évidents, d’une volonté tendue à se rompre, et qu’un effort peut briser. Si riche qu’il fût d’expérience et de sagacité, ou peut-être par un abus de ces qualités mêmes, le curé de Campagne ne démêlait qu’à demi les causes d’une crise morale dont ü n’espérait plus limiter les effets. Trop adroit pour user son autorité en paroles vaines et en inutiles conseils de modération que l’abbé Donissan n’était plus sans doute en état d’écouter, il attendait une occasion d’intervenir et ne la trouvait pas. Comme il arrive trop souvent, lorsqu’un homme habile n’est plus maître des passions qu’il a suscitées, il craignait d’agir à contresens et d’aggraver le mal auquel il eût voulu porter remède. D’un autre que son étrange disciple, il eût attendu plus tranquillement la réaction naturelle d’un organisme surmené par un travail excessif, mais ce travail même n’était-il pas, à cette heure, un remède plutôt qu’un mal et comme la distraction farouche d’un misérable prisonnier d’une seule et constante pensée?

D’ailleurs l’abbé Donissan n’avait rien changé, en apparence, aux occupations de chaque jour et menait de front plus d’une entreprise. Tous les matins, on le vit gravir de son pas rapide et un peu gauche le sentier abrupt qui, du presbytère, mène à l’église de Campagne. Sa messe dite, après une prière d’actions de grâces dont l’extrême brièveté surprit longtemps l’abbé Menou-Segrais, infatigable, son long corps penché en avant, les mains croisées derrière le dos, il gagnait la route de Brennes et parcourait en tous sens l’immense plaine qui, tracée de chemins difficiles, balayée d’une bise aigre, descend de la crête de la vallée de la Canche à la mer. Les maisons y sont rares, bâties à l’écart, entourées de pâturages, que défendent les fils de fer barbelés. À travers l’herbe glacée qui glisse et cède sous les talons, il faut parfois cheminer longtemps pour trouver à la fin, au milieu d’un petit lac de boue creusé par les sabots des bêtes, une mauvaise barrière de bois qui grince et résiste entre ses montants pourris. La ferme est quelque part, au creux d’un pli de terrain, et l’on ne voit dans l’air gris qu’un filet de fumée bleue, ou les deux brancards d’une charrette dressés vers le ciel, avec une poule dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, regardaient en dessous avec méfiance la haute silhouette du vicaire, la soutane troussée, debout dans le brouillard, et qui s’efforçait de tousser d’un ton cordial. À sa vue la porte s’ouvrait chichement, et la maisonnée attentive, pressée autour du poêle, attendait son premier mot, lent à venir. D’un regard, chacun reconnaît le paysan infidèle à la terre, et comme un frère prodigue: au ton de respect et de courtoisie s’ajoute une nuance de familiarité protectrice, un peu méprisante, et le petit discours est écouté tout au long, dans un affreux silence… Quels retours, la nuit tombée, vers les lumières du bourg, lorsque l’amertume de la honte est encore dans la bouche et que le cœur est seul, à jamais!… «Je leur fais plus de mal que de bien», disait tristement l’abbé Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timidité faisait un ridicule martyre. Mais maintenant il les prodiguait de nouveau, ayant même obtenu de l’abbé Menou-Segrais qu’il se déchargeât sur lui de la plus humiliante épreuve, la quête de carême, que les malheureux appellent, avec un cynisme navrant, leur tournée… «Il ne rapportera pas un sou», pensait le doyen, sceptique… Et chaque soir, au contraire, le singulier solliciteur posait au coin de la table le sac de laine noire gonflé à craquer. C’est qu’il avait pris peu à peu sur tous l’irrésistible ascendant de celui qui ne calcule plus les chances a va droit devant. Car l’habile et le prudent ne ménagent au fond qu’eux-mêmes. Le rire du plus grossier est arrêté dans sa gorge, lorsqu’il voit sa victime s’offrir en plein à son mépris.

«Quel drôle de corps!» se disait-on, mais avec une nuance d’embarras. Autrefois, prenant sa place au coin le plus noir et pétrissant son vieux chapeau dans ses doigts, le malheureux cherchait longtemps en vain une transition adroite, heureuse, inquiet de placer le mot, la phrase méditée à loisir, puis partait sans avoir rien dit. À présent, il a trop à faire de lutter contre soi-même, de se surmonter. En se surmontant, ü fait mieux que persuader ou séduire; il conquiert; il entre dans les âmes comme par la brèche. Ainsi que jadis il traverse la cour du même pas rapide, parmi les flaques de purin et le vol effarouché des poules. Comme autrefois le même marmot barbouillé, un doigt dans la bouche, l’observe du coin de l’œil tandis qu’il frotte à grand bruit ses souliers crottés. Mais déjà, quand il paraît sur le seuil, chacun se lève en silence. Nul ne sait le fond de ce cœur à la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusqu’au désespoir, mais que rien ne saurait rassasier. C’est toujours ce prêtre honteux qu’un sourire déconcerte aux larmes et qui arrache à grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intérieure, rien ne paraîtra plus au dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, les longues mains ont à peine un tressaillement. D’un regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cède pas, il a traversé les menues politesses, les mots vagues. Déjà il interroge, il appelle. Les mots les plus communs, les plus déformés par l’usage reprennent peu à peu leur sens, éveillent un étrange écho. «Quand il prononçait le nom de Dieu presque à voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans après un vieux métayer de Saint-Gilles, l’estomac nous manquait, comme après un coup de tonnerre…»

Nulle éloquence, et même aucune de ces naïvetés savoureuses dont les blasés s’émerveilleront plus tard, et presque toutes, d’ailleurs, d’authenticité suspecte. La parole du futur curé de Lumbres est difficile; parfois même elle choppe sur chaque mot, bégaye. C’est qu’il ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-près, les détours d’une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de l’impuissance à exprimer ce qu’il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dérobe plus. Il va quand même. Il n’esquive plus l’humiliant silence, lorsque la phrase commencée arrive à bout de course, tombe dans le vide. Il le rechercherait plutôt. Chaque échec ne peut plus que bander le ressort d’une volonté désormais infléchissable. Il entre dans son sujet d’emblée, à la grâce de Dieu. Il dit ce qu’il a à dire, et les plus grossiers l’écouteront bientôt sans se défendre, ne se refuseront pas. C’est qu’il est impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme: où il vous mène on sent qu’il monte avec vous. La dure vérité, qui tout à coup d’un mot longtemps cherché court vous atteindre en pleine poitrine, l’a blessé avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachée de son cœur. Hé non! il n’y a rien ici pour les professeurs, aucune rareté. Ce sont des histoires toutes simples; celui-là, il faut qu’on l’écoute, voilà tout… La bouilloire tremble et chante sur le poêle, le chien avachi dort, le nez entre ses pattes, le grand vent du dehors fait crier la porte dans ses gonds et la noire corneille appelle à tue-tête dans le désert aérien… Ils l’observent de biais, répondent avec embarras, s’excusent, plaident l’ignorance ou l’habitude et, quand il se tait, se taisent aussi.

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