– Mais que leur contez-vous donc, à nos bonnes gens? demande l’abbé Menou-Segrais. Les voilà tout retournés. Quand je parle de vous, pas un qui ose me regarder en face.
Car il évite de poser à l’abbé Donissan de ces questions directes qui exigent un oui ou un non… Pourquoi?… Par prudence, sans doute, mais aussi par une crainte secrète… Quelle crainte? Le travail de la grâce dans ce cœur déjà troublé a un caractère de violence, d’âpreté, qui le déconcerte. Depuis cette nuit de Noël où il a parlé avec tant d’audace, le curé de Campagne n’a jamais voulu reprendre un entretien auquel il ne pense plus sans un certain embarras. Son vicaire, d’ailleurs, n’est-il pas toujours simple, aussi docile, et d’une déférence aussi parfaite, irréprochable?… Aucun des confrères qui l’approchent n’a remarqué en lui de changement. On le traite avec la même indulgence, un peu méprisante; on loue son zèle et sa piété. Le curé de Larieux, son directeur, bon vieillard nourri de la moelle sulpicienne et qui le confesse chaque jeudi, ne manifeste aucune surprise, aucune inquiétude. Le dernier trait, fait pour le rassurer, déçoit au contraire l’abbé Menou-Segrais, jusqu’au malaise.
Sans doute plus d’une fois, il a cru raffermir, par un détour ingénieux, son autorité défaillante. Alors il propose, suggère, ordonne, avec le désir à peine avoué d’être un peu contredit. Dût-il se rendre à de meilleures raisons, au moins se trouverait rompu cet insupportable silence! Mais l’humble soumission de l’abbé Donissan rend cette dernière ruse inutile. Qu’il propose, il est aussitôt obéi. C’est en vain qu’il éprouve tour à tour la patience et la timidité du pauvre prêtre, avec une sagacité cruelle, et que, par exemple, après l’avoir longtemps dispensé du sermon dominical, il le lui impose un jour, à l’improviste. Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hâte quelques feuillets couverts de sa grosse écriture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissés, livide, commente l’évangile du jour, hésite, bredouille, s’anime à mesure, lutte désespérément jusqu’au bout, et finit par atteindre à une espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique… Il recommence à présent chaque dimanche, et, lorsqu’il se tait, il court un murmure de chaise en chaise, qu’il est seul à ne pas entendre, le profond soupir, comparable à rien, d’un auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se détend…
– Cela va un peu mieux, dit au retour le doyen, mais c’est encore si vague… si confus…
– Hélas! fait l’abbé, avec une moue d’enfant qui va pleurer. Au déjeuner, ses mains tremblent encore.
Entre temps, d’ailleurs, l’abbé Menou-Segrais prit une résolution plus grave, ayant ouvert toutes grandes, à son vicaire, les portes du confessionnal. Le doyen d’Hauburdin fit cette année les frais d’une retraite, prêchée par deux Frères Maristes. L’un de ceux-ci, pris d’une mauvaise grippe, dut regagner Valenciennes au premier jour de la semaine sainte. À ce moment, le doyen pria son confrère de Campagne de lui prêter l’abbé Donissan.
– Il est jeune, ne craint point sa peine, est à toutes fins… Jusqu’à ce jour, sur les conseils du P. Denisanne, qui l’avait longuement entretenu de son élève, le doyen de Campagne avait assez chichement mesuré à celui-ci l’exercice du ministère de la pénitence. Mal averti, et par un malentendu bien excusable, le l’ère missionnaire se déchargea d’une partie de sa besogne sur le futur curé de Lumbres, qui, du jeudi au samedi saint, ne quitta pas le confessionnal. Le canton d’Haubourdin est vaste, à la lisière du pays minier, mais le succès de la retraite, pourtant, fut immense. Certes, aucun de ces prêtres qui le jour de Pâques prirent leur place au chœur, en beau surplis frais, et virent s’agenouiller à la table de communion une foule innombrable, ne leva seulement le regard vers le jeune vicaire silencieux qui venait de s’offrir pour la première fois, dans les ténèbres et le silence, à l’homme pécheur, son maître, qui ne le lâchera plus vivant. Jamais l’abbé Donissan ne s’ouvrit à personne des angoisses de cette entrevue décisive, ou peut-être de sa suprême suavité… Mais, lorsque l’abbé Menou-Segrais le revit, le soir de Pâques, il fut si frappé de son air distrait, absorbé, qu’il l’interrogea aussitôt avec une rudesse inaccoutumée, et la simple réponse du pauvre prêtre ne le rassura point assez.
Un mot toutefois, échappé beaucoup plus tard à l’abbé Donissan, éclaire d’une étrange lueur cette période obscure de sa vie. «Quand j’étais jeune, avoua-t-il à M. Groselliers, je ne connaissais pas le mal: je n’ai appris à le connaître que de la bouche des pécheurs.»
Ainsi les semaines succédaient aux semaines, la vie reprenait paisible, monotone, sans que rien justifiât une inquiétude singulière. Depuis le dernier entretien de la nuit de Noël, le silence gardé par l’abbé Donissan l’avait douloureusement déçu et l’obéissance, la douceur contrainte et passive du futur curé de Lumbres n’avait pas dissipé l’amertume d’une espèce de malentendu dont il ne pénétrait pas les causes. Était-ce un malentendu seulement? De jour en jour ce vieillard d’expérience et de savoir, si bien défendu contre la tyrannie des apparences, sent peser sur ses épaules une crainte indéfinissable. Le grand enfant qui, chaque soir, se met humblement à genoux et reçoit sa bénédiction avant de regagner sa chambre connaît son secret, et lui, il ne connaît pas le sien. Pour si obstinément qu’il l’observât, il ne pouvait surprendre en lui un de ces signes extérieurs qui marquent l’activité de l’orgueil et de l’ambition, la recherche anxieuse, les alternatives de confiance et de désespoir, une inquiétude qui ne trompe pas… Et pourtant… «Ai-je point troublé ce cœur pour toujours, se disait-il en cherchant parfois le regard qui l’évitait, ou le feu qui le consume est-il pur? Sa conduite est parfaite, irréprochable; son zèle ardent, efficace, et déjà son ministère porte du fruit… Que lui reprocher? Combien d’autres seraient heureux de vieillir assistés d’un tel homme! Son extérieur est d’un saint, et quelque chose en lui, pourtant repousse, met sur la défensive… Il lui manque la joie…»
* * *
Or, l’abbé Donissan connaissait la joie.
Non pas celle-là, furtive, instable, tantôt prodiguée, tantôt refusée – mais une autre joie plus sûre, profonde, égale, incessante, et pour ainsi dire inexorable – pareille à une autre vie dans la vie, à la dilatation d’une nouvelle vie. Si loin qu’il remontât dans le passé, il n’y trouvait rien qui lui ressemblât, il ne se souvenait même pas de l’avoir jamais pressentie, ni désirée. À présent même il en jouissait avec une avidité craintive, comme d’un périlleux trésor que le maître inconnu va reprendre, d’une minute à l’autre, et qu’on ne peut déjà laisser sans mourir.
Aucun signe extérieur n’avait annoncé cette joie et il semblait qu’elle durât comme elle avait commencé, soutenue par rien, lumière dont la source reste invisible, où s’abîme toute pensée, comme un seul cri à travers l’immense horizon ne dépasse pas le premier cercle de silence… C’était la nuit même que le doyen de Campagne avait choisie pour l’extraordinaire épreuve, à la fin de cette nuit de Noël, dans la chambre où le pauvre prêtre s’était enfui, le cœur plein de trouble, à la première pointe de l’aube. Quelque chose de gris, qu’on peut à peine appeler le jour, montait dans les vitres, et la terre grise de neige, à l’infini, montait avec elle. Mais l’abbé Donissan ne la voyait pas. À genoux devant son lit découvert, il repassait chaque phrase du singulier entretien, s’efforçant d’en pénétrer le sens, puis tournait court, lorsqu’un des mots entendus, trop précis, trop net, impossible à parer, surgissait tout à coup dans sa mémoire. Alors il se débattait en aveugle contre une tentation nouvelle plus dangereuse. Et son angoisse était de ne pouvoir la nommer.
La Sainteté! Dans sa naïveté sublime, il acceptait d’être porté d’un coup du dernier au premier rang, par ordre. Il ne se dérobait pas.
«Là où Dieu vous appelle, il faut monter», avait dit l’autre. Il était appelé. «Monter ou se perdre!» Il était perdu.
La certitude de son impuissance à égaler un tel destin bloquait jusqu’à la prière sur ses lèvres. Cette volonté de Dieu sur sa pauvre âme l’accablait d’une fatigue surhumaine. Quelque chose de plus intime que la vie même était comme suspendue en lui. L’artiste vieillissant qu’on trouve mort devant l’œuvre commencée, les yeux pleins du chef-d’œuvre inaccessible – le fou bégayant qui lutte contre les images dont il n’est plus maître, pareilles à des bêtes échappées – le jaloux bâillonné et qui n’a plus que son regard pour haïr, devant la précieuse chair profanée, ouverte, n’ont pas senti plus profonde la fine et perfide pointe, la pénétration du désespoir. Jamais le malheureux ne s’est vu lui-même (il le croit) aussi clair, aussi net. Ignorant, craintif, ridicule, lié à jamais par la contrainte d’une dévotion étroite, méfiante, renfermé en soi, sans contact avec les âmes, solitaire, d’intelligence et de cœur stériles, incapable de ces excès dans le bien, des magnifiques imprudences des grandes âmes, le moins héroïque des hommes. Hélas! ce que son maître distingue en lui, n’est-ce pas ce qui subsiste encore des dons jadis reçus, dissipés! La semence étouffée ne lèvera plus. Elle a été jetée pourtant. Mille souvenirs lui reviennent de son enfance si étrangement unie à Dieu et ces rêves, ces rêves-là mêmes – ô rage! – dont il a craint la dangereuse suavité et que dans son âpre zèle il a peu à peu recouverts… C’était donc la voix inoubliable qui n’est que peu de jours entendue, avant que le silence se refermât à jamais. Il a fui sans le savoir la divine main tendue – la vision même du visage plein de reproche – puis le dernier cri au-dessus des collines, le suprême appel lointain, aussi faible qu’un soupir. Chaque pas l’enfonce plus avant dans la terre d’exil: mais il est toujours marqué du signe que le serviteur de Dieu reconnaissait tout à l’heure sur son front.