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– Je vous approuve, dit le doyen de Campagne, après un silence: je ne puis que vous approuver. Vos intentions sont bonnes, éclairées même. Je comprends votre impatience à vaincre la nature d’un coup décisif. Mais la parole que vous attendez de moi peut être une tentation au-dessus de vos forces. Vous voulez connaître l’arrêt, soit. L’exécuterez-vous?

– Je le crois, répondit l’abbé d’une voix sourde. Et, d’ailleurs, serai-je jamais mieux préparé que cette nuit à recevoir et porter une croix? Il est temps. Croyez-moi, mon Père, il est temps. Je ne suis pas seulement un prêtre ignorant, grossier, impuissant à se faire aimer. Au petit séminaire, je n’étais qu’un élève médiocre. Au grand séminaire, allez, j’ai fini par lasser tout le monde. Il a fallu un miracle de charité du P. Delange pour convaincre les directeurs de m’admettre au diaconat… Intelligence, mémoire, assiduité même, tout me manque… Et cependant… Il hésita, mais sur un signe de l’abbé Menou-Segrais:

– Et cependant, continua-t-il avec effort, je n’ai pu vaincre encore tout à fait une obstination… un entêtement… Le juste mépris d’autrui réveille en moi… des sentiments si âpres… si violents… Je ne puis vraiment les combattre par des moyens ordinaires…

Il s’arrêta, comme effrayé d’en avoir trop dit. Les petits yeux du doyen fixaient son regard, avec une attention singulière. Il conclut d’une voix suppliante, presque désespérée:

– Ainsi ne remettez pas à plus tard… Il est temps… Cette nuit, je vous assure… Vous ne pouvez pas savoir…

L’abbé Menou-Segrais se leva si vivement de son fauteuil que le pauvre prêtre, cette fois, pâlit. Mais le vieux doyen fit quelques pas vers la fenêtre, appuyé sur sa canne, l’air absorbé. Puis, se redressant tout à coup:

– Mon enfant, dit-il, votre soumission me touche… J’ai dû vous paraître brutal, je vais l’être de nouveau. Il ne m’en coûterait pas beaucoup de tourner ceci de cent manières: j’aime mieux encore parler net. Vous venez de vous remettre entre mes mains… Dans quelles mains? Le savez-vous?

– Je vous en prie… murmura l’abbé, d’une voix tremblante.

– Je vais vous l’apprendre: vous venez de vous mettre entre les mains d’un homme que vous n’estimez pas .

Le visage de l’abbé Donissan était d’une pâleur livide.

– Que vous n’estimez pas , répéta l’abbé Menou-Segrais. La vie que je mène ici, est en apparence celle d’un laïque bien tenté. Avouez-le! Ma demi-oisiveté vous fait honte. L’expérience dont tant de sots me louent est à vos yeux sans profit pour les âmes, stérile. J’en pourrais dire plus long, cela suffit. Mon enfant, dans un cas si grave, les petits ménagements de politesse mondaine ne sont rien: ai-je bien exprimé votre sentiment?

Aux premiers mots de cette étrange confession, l’abbé Donissan avait osé lever sur le terrible vieux prêtre un regard plein de stupeur. Il ne le baissa plus.

– J’exige une réponse, continua l’abbé Menou-Segrais, je l’attends de votre obéissance, avant de me prononcer sur rien. Vous avez le droit de me récuser. Je puis être votre juge en cette affaire: je ne serai point votre tentateur. À la question que j’ai posée, répondez simplement par oui ou par non.

– Je dois répondre oui, répliqua tout à coup l’abbé Donissan, d’un air calme… L’épreuve que vous m’imposez est bien dure: je vous prie de ne pas la prolonger.

Mais les larmes jaillirent de ses yeux, et c’est à peine si l’abbé Menou-Segrais entendit les derniers mots, prononcés à voix basse. Le malheureux prêtre se reprochait avidement son timide appel à la pitié comme une faiblesse. Après un court débat intérieur, il continua cependant:

– J’ai répondu par obéissance, et je ne devrais plus sans doute qu’attendre et me taire… mais… mais je ne puis… Dieu n’exige pas que je vous laisse croire… En conscience, c’était là une pensée… un sentiment involontaire… Je ne parle pas ainsi, reprit-il d’un ton plus ferme, pour me justifier: mon mauvais esprit vous est maintenant connu… Ainsi la Providence me découvre à vous tout entier… Et maintenant… Et maintenant…

Ses mains cherchèrent une seconde un appui, ses longs bras battant le vide. Puis ses genoux fléchirent, et il tomba tout d’une pièce, la face en avant.

– Mon petit enfant! s’écria l’abbé Menou-Segrais, avec l’accent d’un véritable désespoir.

Il traîna maladroitement le corps inerte jusqu’au pied du divan, et d’un grand effort l’y fit basculer. Au milieu des coussins de cuir roux, la tête osseuse était maintenant d’une pâleur livide.

– Allons… allons… murmurait le vieux doyen, en s’efforçant de déboutonner la soutane de ses doigts raidis par la goutte; mais l’étoffe usée céda la première. Par l’échancrure du col la rude toile de la chemise apparut, tachée de sang.

Déjà la large et profonde poitrine s’abaissait et se soulevait de nouveau. D’un geste brusque, le doyen la découvrit.

– Je m’en doutais, fit-il avec un douloureux sourire.

Des aisselles à la naissance des reins, le torse était pris tout entier dans une gaine rigide du crin le plus dur, grossièrement tissé. La mince lanière qui maintenait par devant l’affreux justaucorps était si étroitement serrée que l’abbé Menou-Segrais ne la dénoua pas sans peine. La peau apparut alors, brûlée par l’intolérable frottement du cilice comme par l’application d’un caustique; l’épiderme détruit par places, soulevé ailleurs en ampoules de la largeur d’une main, ne faisait plus qu’une seule plaie, d’où suintait une eau mêlée de sang. L’ignoble bourre grise et brune en était comme imprégnée. Mais d’une blessure au pli du flanc, plus profonde, un sang vermeil coulait goutte à goutte. Le malheureux avait cru bien faire en la comprimant de son mieux d’un tampon de chanvre: l’obstacle écarté, l’abbé Menou-Segrais retira vivement ses doigts rougis.

Le vicaire ouvrit les yeux. Un moment son regard attentif épia chaque angle de cette chambre inconnue, puis, se reportant sur le visage familier du doyen, exprima d’abord une surprise grandissante. Tout à coup, ce regard tomba sur la large échancrure de la soutane et les linges ensanglantés. Alors, l’abbé Donissan, se rejetant vivement en arrière, cacha sa figure dans ses mains.

Déjà celles de l’abbé Menou-Segrais les écartaient doucement, découvrant la rude tête, d’un geste presque maternel.

– Mon petit, Notre-Seigneur n’est pas mécontent de vous, fit-il à voix basse, avec un indéfinissable accent.

Mais reprenant aussitôt ce ton habituel de bienveillance un peu hautaine dont il aimait à déguiser sa tendresse:

– Vous jetterez demain au feu cette infernale machine, l’abbé: il faut trouver quelque chose de mieux. Dieu me garde de parler seulement le langage du bon sens: en bien comme en mal, il convient d’être un peu fou. Je fais ce reproche à vos mortifications d’être indiscrètes: un jeune prêtre irréprochable doit avoir du linge blanc. «… Levez-vous, dit encore l’étrange vieil homme, et approchez-vous un peu. Notre conversation n’est pas finie, mais le plus difficile est fait… Allons! Allons! asseyez-vous là. Je ne vous lâche pas.»

Il l’installait dans son propre fauteuil et, comme par mégarde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tête douloureuse. Puis, s’asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixé sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis.

– Mon enfant, dit-il enfin, l’opinion que vous avez de moi est assez juste dans l’ensemble, mais fausse en un seul point: Je me juge, hélas! avec plus de sévérité que vous ne pensez. J’arrive au port les mains vides…

Il tisonnait les bûches flamboyantes avec calme.

– Vous êtes un homme bien différent de moi, reprit-il, vous m’avez retourné comme un gant. En vous demandant à Monseigneur, j’avais fait ce rêve un peu niais d’introduire chez moi… hé bien! oui… un jeune prêtre mal noté, dépourvu de ces qualités naturelles pour lesquelles j’ai tant de faiblesse, et que j’aurais formé de mon mieux au ministère paroissial… À la fin de ma vie, c’était une lourde charge que j’assumais là, Seigneur! Mais j’étais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail… Le jugement de Dieu!…

«… Mais c’est vous qui me formez, dit-il après un long silence.»

À cette étonnante parole, l’abbé Donissan ne détourna même pas la tête. Ses yeux grands ouverts n’exprimaient aucune surprise; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lèvres qu’il priait.

– Ils n’ont pas su reconnaître le plus précieux des dons de l’Esprit, dit-il encore. Ils ne reconnaissent jamais rien. C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons n’est qu’un nom d’emprunt… Mon enfant, l’esprit de force est en vous.

Les trois premiers coups de l’Angelus de l’aube tintèrent au dehors comme un avertissement solennel, mais ils ne l’entendirent pas. Les bûches croulaient doucement dans les cendres.

– Et maintenant, continua l’abbé Menou-Segrais, et maintenant j’ai besoin de vous. Non! un autre que moi, à supposer qu’il eût vu si clair, n’eût pas osé vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est: une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilité que j’assume, après avoir éprouvé une dernière fois votre obéissance et votre simplicité, j’ai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse: à mes risques et périls, je vous remets dans votre route; je vous donne à ceux qui vous attendent, aux âmes dont vous serez la proie… Que le Seigneur vous bénisse, mon petit enfant!

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