Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Cependant, les deux jeunes gens furent lents ? se douter de leurs vrais sentiments. Ils s’?taient vus d’abord, d’un regard moqueur. Ils ne se ressemblaient gu?re. L’un ?tait vif-argent, et l’autre ?tait eau qui dort. Mais il ne se passa pas beaucoup de temps avant que le vif-argent s’ing?ni?t ? para?tre plus calme et que l’eau dormante se r?veill?t. Georges critiquait la toilette d’Aurora, son go?t italien, un l?ger manque de nuances, une certaine pr?f?rence pour les couleurs tranch?es. Aurora aimait ? railler, imitait plaisamment la fa?on de parler de Georges, h?tive et un peu pr?cieuse. Et tout en s’en moquant, tous deux prenaient plaisir… ?tait-ce ? s’en moquer, ou ? s’en entretenir? M?me, ils en entretenaient aussi Christophe, qui, loin de les contredire, malicieusement transmettait de l’un ? l’autre les petites fl?ches. Ils affectaient de ne pas s’en soucier; mais, ils faisaient la d?couverte qu’ils s’en souciaient beaucoup trop, au contraire; et incapables, surtout Georges, de cacher leur d?pit, ils se livraient, ? la premi?re rencontre, de vives escarmouches. Les piq?res ?taient l?g?res; ils avaient peur de faire du mal; et la main qui les frappait leur ?tait si ch?re qu’ils avaient plus de plaisir aux coups qu’ils recevaient qu’? ceux qu’ils portaient. Ils s’observaient curieusement, avec des yeux qui cherchaient les d?fauts de l’autre et y trouvaient des attraits. Mais ils n’en convenaient point. Chacun, seul avec Christophe, protestait que l’autre lui ?tait insupportable. Ils n’en profitaient pas moins de toutes les occasions que Christophe leur offrait de se rencontrer.

Un jour qu’Aurora ?tait chez son vieil ami et venait de lui annoncer sa visite pour le dimanche suivant, dans la matin?e, – Georges, entrant en coup de vent, selon son habitude, dit ? Christophe qu’il viendrait dimanche, dans l’apr?s-midi. Le dimanche matin, Christophe attendit vainement Aurora. ? l’heure indiqu?e par Georges, elle parut, s’excusant d’avoir ?t? emp?ch?e de venir plus t?t; elle broda l?-dessus toute une petite histoire. Christophe, qui s’amusait de son innocente rouerie, lui dit:

– C’est dommage. Tu aurais trouv? Georges; il est venu, nous avons d?jeun? ensemble; il ne pouvait rester, cette apr?s-midi.

Aurora, d?confite, n’?coutait plus ce que lui disait Christophe. Il parlait, de bonne humeur. Elle r?pondait distraitement; elle n’?tait pas loin de lui en vouloir. On sonna. C’?tait Georges. Aurora fut saisie. Christophe la regardait, en riant. Elle comprit qu’il s’?tait moqu? d’elle; elle rit et rougit. Il la mena?a du doigt, avec malice. Brusquement, avec effusion, elle courut l’embrasser. Il lui soufflait ? l’oreille:

– Biricchina, ladroncella, furbetta…

Et elle lui mettait sa main sur la bouche, pour l’obliger ? se taire.

Georges ne comprenait rien ? ces rires et ? ces embrassades. Son air ?tonn?, et m?me un peu vex?, ajoutait ? la joie des deux autres.

Ainsi, Christophe travaillait ? rapprocher les deux enfants. Et quand il eut r?ussi, il se le reprocha presque. Il les aimait autant l’un que l’autre; mais il jugeait plus s?v?rement Georges: il connaissait ses faiblesses, il id?alisait Aurora; il se croyait responsable du bonheur de celle-ci plus que de celui de Georges: car il lui semblait que Georges ?tait un peu son fils, ?tait un peu lui-m?me. Et il se demandait s’il n’?tait pas coupable, en donnant ? l’innocente Aurora un compagnon, qui ne l’?tait gu?re.

Mais un jour qu’il passait devant une charmille, o? les deux jeunes gens ?taient assis, – (c’?tait tr?s peu de temps apr?s leurs fian?ailles) – il entendit, avec un serrement de c?ur, Aurora, qui questionnait en plaisantant Georges sur une de ses aventures pass?es, et Georges qui racontait, sans se faire prier. D’autres bribes d’entretiens, dont ils ne se cachaient point, lui montr?rent qu’Aurora ?tait beaucoup plus ? l’aise que lui-m?me dans les id?es «morales» de Georges. Tr?s ?pris l’un de l’autre, ils ne se regardaient pourtant pas comme li?s pour toujours; ils apportaient, dans les questions relatives ? l’amour et au mariage, un esprit de libert?, qui avait sa beaut?, mais qui tranchait singuli?rement avec l’ancien syst?me de mutuel d?vouement usque ad mortem . Et Christophe regardait avec un peu de m?lancolie… Qu’ils ?taient d?j? loin de lui! Comme elle file, la barque qui emporte nos enfants!… Patience! Un jour viendra, on se retrouvera tous au port.

En attendant, la barque ne s’inqui?tait gu?re de la route ? suivre; elle flottait ? tous les vents du jour. – Cet esprit de libert?, qui tendait ? modifier les m?urs d’alors, il e?t sembl? naturel qu’il s’?tabl?t aussi dans les autres domaines de la pens?e et de l’action. Mais il n’en ?tait rien: la nature humaine se soucie peu de la contradiction. Dans le m?me temps que les m?urs devenaient plus libres, l’intelligence le devenait moins; elle demandait ? la religion de la remettre au licou. Et ce double mouvement en sens inverse s’effectuait, avec un magnifique illogisme, dans les m?mes ?mes. Georges et Aurora s’?taient laiss? gagner par le nouveau courant catholique, qui ?tait en train de conqu?rir une partie des gens du monde et des intellectuels. Rien de plus amusant que de voir Georges, frondeur de nature, impie comme on respire, sans m?me y prendre garde, qui ne s’?tait jamais souci? ni de Dieu ni du diable, – un vrai petit Gaulois qui se moque de tout, – brusquement d?clarer que la v?rit? ?tait l?. Il lui en fallait une; et celle-ci s’accordait avec son besoin d’action, son atavisme de bourgeois fran?ais et sa lassitude de la libert?. Le jeune poulain avait assez vagabond?; il revenait, de lui-m?me, se faire attacher ? la charrue de la race. L ’exemple de quelques amis avait suffi. Georges, ultra-sensible aux moindres pressions atmosph?riques de la pens?e environnante, fut un des premiers pris. Et Aurora le suivit, comme elle l’e?t suivi n’importe o?. Aussit?t, ils se montr?rent s?rs d’eux et m?prisants pour ceux qui ne pensaient pas comme eux. ? ironie! Ces deux enfants frivoles ?taient sinc?rement croyants, alors que la puret? morale, le s?rieux, l’ardent effort de Grazia et d’Olivier ne leur avait jamais valu de l’?tre, malgr? tout leur d?sir.

Christophe observait curieusement cette ?volution des ?mes. Il n’essayait pas de la combattre, comme l’e?t voulu Emmanuel, dont le libre id?alisme s’irritait de ce retour de l’ancien ennemi. On ne combat pas le vent qui passe. On attend qu’il ait pass?. La raison humaine ?tait fatigu?e. Elle venait de fournir un effort gigantesque. Elle c?dait au sommeil; et, comme l’enfant harass? d’une longue journ?e, avant de s’endormir, elle disait ses pri?res. La porte des r?ves s’?tait ouverte: ? la suite des religions, les souffles th?osophiques, mystiques, ?sot?riques, occultistes, visitaient le cerveau de l’Occident. La philosophie m?me vacillait. Leurs dieux de la pens?e, Bergson, William James, titubaient. Jusqu’? la science, o? se manifestaient les signes de fatigue de la raison. Un moment ? passer. Laissons-les respirer! Demain, l’esprit se r?veillera, plus alerte et plus libre… Le sommeil est bon, quand on a bien travaill?. Christophe, qui n’avait gu?re eu le temps d’y c?der, ?tait heureux que ses enfants en jouissent, ? sa place, qu’ils eussent le repos de l’?me, la s?curit? de la foi, la confiance absolue, imperturbable, en leurs r?ves. Il n’aurait pas voulu, ni pu, faire ?change avec eux. Mais il se disait que la m?lancolie de Grazia et l’inqui?tude d’Olivier trouvaient l’apaisement dans leurs fils, et que c’?tait bien, ainsi.

– «Tout ce que nous avons souffert, moi, mes amis, tant d’autres qui vivaient avant nous, tout cela fut pour que ces deux enfants atteignissent ? la joie… Cette joie, Antoinette, pour qui tu ?tais faite et qui te fut refus?e!… Ah! si les malheureux pouvaient go?ter, par avance, le bonheur qui sortira, un jour, de leurs vies sacrifi?es!»

Pourquoi e?t-il cherch? ? contester ce bonheur? Il ne faut pas vouloir que les autres soient heureux ? notre fa?on, mais ? la leur. Tout au plus, demandait-il doucement ? Georges et ? Aurora qu’ils n’eussent pas trop de m?pris pour ceux qui, comme lui, ne partageaient pas leur foi.

Ils ne se donnaient m?me pas la peine de discuter avec lui. Ils avaient l’air de se dire:

– «Il ne peut pas comprendre…»

Il ?tait pour eux, du pass?. Et ils n’attachaient pas au pass? une ?norme importance. Entre eux, il leur arrivait de causer innocemment de ce qu’ils feraient plus tard, quand Christophe «ne serait plus l?»… – Pourtant, ils l’aimaient bien… Terribles enfants! Ils poussent autour de vous, comme des lianes! Cette force de la nature, qui vous chasse…

– «Va-t’en! ?te-toi de l?! ? mon tour!…»

Christophe, qui entendait leur langage muet, avait envie de leur dire:

– «Ne vous pressez pas tant! Je me trouve bien, ici. Regardez-moi encore comme un vivant!»

Il se divertissait de leur na?ve impertinence.

– Dites tout de suite, fit-il avec bonhomie, un jour qu’ils l’avaient accabl? de leur air d?daigneux, dites tout de suite que je suis une vieille b?te.

– Mais non, mon vieil ami, dit Aurora, en riant de tout son c?ur. Vous ?tes le meilleur: mais il y a des choses que vous ne savez pas.

– Et que tu sais, petite fille? Voyez la grande sagesse!

– Ne vous moquez pas. Moi, je ne sais pas grand’chose. Mais, lui, Georges, il sait.

Christophe sourit:

– Oui, tu as raison, petite. Il sait toujours, celui qu’on aime.

Ce qui lui ?tait beaucoup plus difficile que de se soumettre ? leur sup?riorit? intellectuelle, c’?tait de subir leur musique. Ils mettaient sa patience ? une rude ?preuve. Le piano ne ch?mait pas, quand ils venaient chez lui. Il semblait que, pareils aux oiseaux, l’amour ?veill?t leur ramage. Mais ils n’?taient pas, ? beaucoup pr?s, aussi habiles ? chanter. Aurora ne se faisait pas d’illusion sur son talent. Il n’en ?tait pas de m?me pour celui de son fianc?; elle ne voyait aucune diff?rence entre le jeu de Georges et celui de Christophe. Peut-?tre pr?f?rait-elle la fa?on de Georges. Et celui-ci, malgr? sa finesse ironique, n’?tait pas loin de se laisser convaincre par la foi de son amoureuse. Christophe n’y contredisait pas; malicieusement, il abondait dans le sens de la jeune fille (quand il ne lui arrivait pas, toutefois, de quitter la place, exc?d?, en frappant les portes un peu fort). Il ?coutait, avec un sourire affectueux et apitoy?, Georges jouant au piano Tristan . Ce pauvre petit bonhomme mettait, ? traduire ces pages formidables, une conscience appliqu?e, une douceur aimable de jeune fille, pleine de bons sentiments. Christophe riait tout seul. Il ne voulait pas dire au jeune gar?on pourquoi il riait. Il l’embrassait. Il l’aimait bien, ainsi. Il l’aimait peut-?tre mieux… Pauvre petit!… ? vanit? de l’art!…

32
{"b":"37176","o":1}