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– Oui, ma?tre.

– Eh bien, taisez-vous! Vous n’avez donc rien ? dire.

Cette horreur des esprits soumis, qui sont n?s pour ob?ir, ce besoin de respirer d’autres pens?es que la sienne, l’attiraient dans des milieux dont les id?es ?taient diam?tralement oppos?es aux siennes. Il avait comme amis des gens pour qui son art, sa foi id?aliste, ses conceptions morales ?taient lettre morte; ils avaient des fa?ons diff?rentes d’envisager la vie, l’amour, le mariage, la famille, tous les rapports sociaux: – de bonnes gens d’ailleurs, mais qui semblaient appartenir ? un autre stade de l’?volution morale; les angoisses et les scrupules qui avaient d?vor? une partie de la vie de Christophe leur eussent ?t? incompr?hensibles. Tant mieux pour eux! Christophe ne d?sirait pas les leur faire comprendre. Il ne demandait pas aux autres, en pensant comme lui, d’affermir sa pens?e: de sa pens?e, il ?tait s?r. Il leur demandait d’autres pens?es ? conna?tre, d’autres ?mes ? aimer. Aimer, conna?tre, toujours plus. Voir et apprendre ? voir. Il avait fini, non seulement par admettre chez les autres des tendances d’esprit qu’il avait autrefois combattues, mais par s’en r?jouir: car elles lui paraissaient contribuer ? la f?condit? de l’univers. Il en aimait mieux Georges de ne pas prendre la vie au tragique, comme lui. L’humanit? serait trop pauvre et de couleur trop grise, si elle ?tait uniform?ment rev?tue de s?rieux moral, ou de la contrainte h?ro?que dont Christophe ?tait arm?. Elle avait besoin de joie, d’insouciance, d’audace irr?v?rencieuse ? l’?gard des idoles, m?me des plus saintes. Vive «le sel gaulois, qui ravive la terre!» Le scepticisme et la foi sont tous deux n?cessaires. Le scepticisme, qui ronge la foi d’hier, fait la place ? la foi de demain… Comme tout s’?claire, pour qui, s’?loignant de la vie, ainsi que d’un beau tableau, voit se fondre en une harmonieuse magie les couleurs divis?es, qui, de pr?s, se heurtaient!

Les yeux de Christophe s’?taient ouverts ? l’infinie vari?t? du monde mat?riel, comme du monde moral. ?’avait ?t? une de ses conqu?tes, depuis le premier voyage en Italie. ? Paris, il s’?tait li? surtout avec des peintres et des sculpteurs; il trouvait que le meilleur du g?nie fran?ais ?tait en eux. La hardiesse triomphante, avec laquelle ils poursuivaient le mouvement, ils fixaient dans son vol la couleur qui vibre, ils arrachaient les voiles dont s’enveloppe la vie, faisait bondir le c?ur, d’all?gresse. Richesse in?puisable, pour qui sait voir, d’une goutte de lumi?re! Que compte, aupr?s de ces d?lices souveraines de l’esprit, le vain tumulte des disputes et des guerres!… Mais ces disputes m?mes et ces guerres font partie du merveilleux spectacle. Il faut tout embrasser, et joyeusement jeter dans la fonte ardente de notre c?ur et les forces qui nient et celles qui affirment, ennemies et amies, tout le m?tal de vie. La fin de tout, c’est la statue qui s’?labore en nous, le fruit divin de l’esprit; et tout est bon qui contribue ? le rendre plus beau, f?t-ce au prix de notre sacrifice. Qu’importe celui qui cr?e? Il n’y a de r?el que ce qu’on cr?e… Vous ne nous atteignez pas, ennemis qui voulez nous nuire! Nous sommes hors de vos coups… Vous mordez le manteau vide. Il y a beau temps que je suis ailleurs!

*

Sa cr?ation musicale avait pris des formes sereines. Ce n’?taient plus les orages du printemps, qui nagu?re s’amassaient, ?clataient, disparaissaient. C’?taient les blancs nuages de l’?t?, montagnes de neige et d’or, grands oiseaux de lumi?re, qui planent avec lenteur et remplissent le ciel… Cr?er! Moissons qui m?rissent, au soleil calme d’ao?t…

D’abord, une torpeur vague et puissante, l’obscure joie de la grappe pleine, de l’?pi gonfl?, de la femme enceinte qui couve son fruit m?r. Un bourdonnement d’orgue; la ruche o? les abeilles chantent, au fond du panier… De cette musique sombre et dor?e, comme un rayon de miel d’automne, peu ? peu se d?tache le rythme qui la m?ne; la ronde des plan?tes se dessine; elle tourne…

Alors, la volont? para?t. Elle saute sur la croupe du r?ve hennissant qui passe, et le serre entre ses genoux. L’esprit reconna?t les lois du rythme qui l’entra?ne; il dompte les forces d?r?gl?es, et leur fixe la voie et le but o? il va. La symphonie de la raison et de l’instinct s’organise. L’ombre s’?claire. Sur le long ruban de route qui se d?roule, se marquent par ?tapes des foyers lumineux, qui seront ? leur tour dans l’?uvre en cr?ation les noyaux de petits mondes plan?taires encha?n?s ? l’enceinte de leur syst?me solaire…

Les grandes lignes du tableau sont d?sormais arr?t?es. ? pr?sent, son visage surgit de l’aube incertaine. Tout se pr?cise: l’harmonie des couleurs et le trait des figures. Pour accomplir l’ouvrage, toutes les ressources de l’?tre sont mises ? r?quisition. La cassolette de m?moire s’ouvre, et ses parfums s’exhalent. L’esprit d?cha?ne les sens; il les laisse d?lirer, et se tait; mais, tapi ? l’aff?t, il guette et il choisit sa proie.

Tout est pr?t: l’?quipe de man?uvres ex?cute, avec les mat?riaux ravis aux sens, l’?uvre dessin?e par l’esprit. Il faut au grand architecte de bons ouvriers qui sachent leur m?tier et ne m?nagent point leurs forces. La cath?drale s’ach?ve.

«Et Dieu contemple son ?uvre. Et il voit qu’elle n’est pas bonne encore

L’?il du ma?tre embrasse l’ensemble de sa cr?ation; sa main parfait l’harmonie.

Le r?ve est accompli. Te Deum

Les blancs nuages de l’?t?, grands oiseaux de lumi?re, planent avec lenteur; et le ciel tout entier est couvert de leurs ailes.

*

Il s’en fallait pourtant que sa vie f?t r?duite ? son art. Un homme de sa sorte ne peut se passer d’aimer; et non pas seulement de cet amour ?gal, que l’esprit de l’artiste r?pand sur tout ce qui est: non, il faut qu’il pr?f?re ; il faut qu’il se donne ? des ?tres de son choix. Ce sont les racines de l’arbre. Par l? se renouvelle tout le sang de son c?ur.

Le sang de Christophe n’?tait pas pr?s d’?tre tari. Un amour le baignait, – le meilleur de sa joie. Un double amour, pour la fille de Grazia et le fils d’Olivier. Dans sa pens?e, il unissait les deux enfants. Il allait les unir, dans la r?alit?.

Georges et Aurora s’?taient rencontr?s chez Colette. Aurora habitait dans la maison de sa cousine. Elle passait une partie de l’ann?e ? Rome, le reste du temps ? Paris. Elle avait dix-huit ans, Georges cinq ans de plus. Grande, droite, ?l?gante, la t?te petite et la face large, blonde, le teint h?l?, une ombre de duvet sur la l?vre, les yeux clairs dont le regard riant ne se fatiguait pas ? penser, le menton un peu charnu, les mains brunes, de beaux bras ronds et robustes et la gorge bien faite, elle avait l’air gai, mat?riel et fier. Nullement intellectuelle, tr?s peu sentimentale, elle avait h?rit? de sa m?re sa nonchalante paresse. Elle dormait ? poings ferm?s, onze heures, tout d’un trait. Le reste du temps, elle fl?nait, en riant, ? demi ?veill?e. Christophe la nommait Dornr?schen , la Belle au Bois dormant. Elle lui rappelait sa petite Sabine. Elle chantait en se couchant, elle chantait en se levant, elle riait sans raison, d’un bon rire enfantin, en avalant son rire, comme un hoquet. On ne savait pas ? quoi elle passait ses journ?es. Tous les efforts de Colette pour la parer de ce brillant factice, qu’on plaque ais?ment sur l’esprit des jeunes filles, comme un vernis laqu?, avaient ?t? perdus: le vernis ne tenait point. Elle n’apprenait rien; elle mettait des mois ? lire un livre, qu’elle trouvait tr?s beau, sans pouvoir se souvenir, huit jours apr?s, du titre ni du sujet; elle faisait sans trouble des fautes d’orthographe et, quand elle parlait de choses savantes, commettait des erreurs drolatiques. Elle ?tait rafra?chissante par sa jeunesse, sa gaiet?, son manque d’intellectualisme, m?me par ses d?fauts, par son ?tourderie qui touchait quelquefois ? l’indiff?rence, par son na?f ?go?sme. Si spontan?e, toujours! Cette petite fille, simple et paresseuse, savait ?tre, ? ses heures, coquette, innocemment: alors, elle tendait ses lignes aux petits jeunes gens, elle faisait de la peinture en plein air, jouait des nocturnes de Chopin, promenait des livres de po?sie qu’elle ne lisait point, avait des conversations id?alistes et des chapeaux qui ne l’?taient pas moins.

Christophe l’observait et riait sous cape. Il avait pour Aurora une tendresse paternelle, indulgente et railleuse. Et il avait aussi une pi?t? secr?te, qui s’adressait ? celle qu’il avait aim?e autrefois et qui reparaissait, avec une jeunesse nouvelle, pour un autre amour que le sien. Personne ne connaissait la profondeur de son affection. La seule ? la soup?onner ?tait Aurora. Depuis son enfance, elle avait presque toujours vu Christophe aupr?s d’elle; elle le consid?rait comme quelqu’un de la famille. Dans ses peines d’autrefois, moins aim?e que son fr?re, elle se rapprochait instinctivement de Christophe. Elle devinait en lui une peine analogue; il voyait son chagrin; et sans se les confier, ils les mettaient en commun. Plus tard, elle avait d?couvert le sentiment qui unissait sa m?re et Christophe; il lui semblait qu’elle ?tait du secret, quoiqu’ils ne l’y eussent jamais associ?e. Elle connaissait le sens du message, dont elle avait ?t? charg?e par Grazia mourante, et de l’anneau qui ?tait maintenant ? la main de Christophe. Ainsi, existaient entre elle et lui des liens cach?s, qu’elle n’avait pas besoin de comprendre clairement, pour les sentir dans leur complexit?. Elle ?tait sinc?rement attach?e ? son vieil ami, bien qu’elle n’e?t jamais pu faire l’effort de jouer ou de lire ses ?uvres. Assez bonne musicienne pourtant, elle n’avait m?me pas eu la curiosit? de couper les pages d’une partition, qui lui ?tait d?di?e. Elle aimait ? venir causer famili?rement avec lui. – Elle vint plus souvent, quand elle sut qu’elle pouvait rencontrer chez lui Georges Jeannin.

Et Georges, de son c?t?, n’avait jamais trouv? jusqu’alors tant d’int?r?t ? la soci?t? de Christophe.

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