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– Grazia!

– Vous, ici!

Ils se donn?rent la main, et rest?rent sans parler. La premi?re, Grazia fit un effort pour rompre le silence. Elle dit o? elle habitait, demanda o? il ?tait. Questions et r?ponses machinales, qu’ils ?coutaient ? peine, qu’ils entendirent apr?s, quand ils furent s?par?s: ils se contemplaient. Les enfants l’avaient rejointe. Elle les lui pr?senta. Il ?prouvait pour eux un sentiment hostile. Il les regarda sans bont?, et ne dit rien: il ?tait plein d’elle, uniquement occup? ? ?tudier son beau visage souffrant et vieilli. Elle ?tait g?n?e par ses yeux. Elle dit:

– Voulez-vous venir, ce soir?

Elle nomma l’h?tel.

Il demanda o? ?tait son mari. Elle montra son deuil. Il ?tait trop ?mu pour continuer l’entretien. Il la quitta gauchement. Mais apr?s avoir fait deux pas, il revint vers les enfants, qui cueillaient des fraises, il les prit avec brusquerie, les embrassa, et se sauva.

Le soir, il vint ? l’h?tel. Elle ?tait sur la v?randa vitr?e. Ils s’assirent ? l’?cart. Peu de monde: deux ou trois vieilles personnes. Christophe ?tait sourdement irrit? de leur pr?sence. Grazia le regardait. Il regardait Grazia, en r?p?tant son nom, tout bas.

– J’ai bien chang?, n’est-ce pas, dit-elle.

Il avait le c?ur gonfl? d’?motion.

– Vous avez souffert, dit-il.

– Vous aussi, fit-elle avec piti?, en regardant son visage ravag? par la peine et par la passion.

Ils ne trouv?rent plus de mots.

– Je vous en prie, dit-il apr?s un instant, allons ailleurs! Est-ce que nous ne pouvons pas nous parler dans un lieu o? nous soyons seuls?

– Non, mon ami, restons, restons ici, nous sommes bien. Qui fait attention ? nous?

– Je ne suis pas libre de parler.

– Cela est mieux, ainsi.

Il ne comprit pas pourquoi. Plus tard, quand il repassa l’entretien dans sa m?moire, il pensa qu’elle n’avait pas confiance en lui. Mais c’?tait qu’elle avait une peur instinctive des sc?nes d’?motion; elle cherchait un abri contre les surprises de leurs c?urs; m?me, elle aimait la g?ne de cette intimit? dans un salon d’h?tel, qui prot?geait la pudeur de son trouble secret.

Ils se dirent ? mi-voix, avec de fr?quents silences, les grandes lignes de leur vie. Le comte Ber?ny avait ?t? tu? en duel, quelques mois auparavant; et Christophe comprit qu’elle n’avait pas ?t? tr?s heureuse avec lui. Elle avait aussi perdu un enfant, son premier-n?. Elle ?vitait toute plainte. Elle d?tourna l’entretien d’elle-m?me, pour interroger Christophe, et elle t?moigna, au r?cit de ses ?preuves, une affectueuse compassion.

Les cloches sonnaient. C’?tait un dimanche soir. La vie ?tait suspendue…

Elle lui demanda de revenir, le surlendemain. Il fut afflig? de ce qu’elle f?t si peu press?e de le revoir. En son c?ur se m?laient le bonheur et la peine.

Le lendemain, sous un pr?texte, elle lui ?crivit de venir. Ce mot banal le ravit. Elle le re?ut, cette fois, dans son salon particulier. Elle ?tait avec ses deux enfants. Il les regarda, avec un peu de trouble encore et beaucoup de tendresse. Il trouva que la petite, – l’a?n?e, – ressemblait ? sa m?re; il ne demanda pas ? qui ressemblait le gar?on. Ils caus?rent du pays, du temps, des livres ouverts sur la table; – leurs yeux tenaient un autre langage. Il comptait parvenir ? lui parler plus intimement. Mais entra une amie d’h?tel. Il vit l’aimable politesse, avec laquelle Grazia recevait cette ?trang?re; elle ne semblait pas faire de diff?rence entre ses deux visiteurs. Il en fut afflig?; il ne lui en voulut pas. Elle proposa une promenade ensemble, il accepta; la compagnie de cette autre femme, pourtant jeune et agr?able, le gla?a; et sa journ?e fut g?t?e.

Il ne revit plus Grazia que deux jours apr?s. Pendant ces deux jours, il ne v?cut que pour l’heure qu’il allait passer avec elle. – Cette fois encore, il ne r?ussit pas mieux ? lui parler. Tout en se montrant bonne, elle ne se d?partait pas de sa r?serve. Christophe y ajouta par quelques effusions de sentimentalit? germanique, qui la g?n?rent, et contre lesquelles, d’instinct, elle r?agit.

Il lui ?crivit une lettre, qui la toucha. Il disait que la vie ?tait si courte! Et la leur, si avanc?e, d?j?! Ils n’avaient plus que peu de temps ? se voir: il ?tait douloureux et presque criminel de ne pas en profiter pour se parler librement.

Elle r?pondit, par un mot affectueux: elle s’excusait de garder, malgr? elle, une certaine m?fiance, depuis que la vie l’avait bless?e; cette habitude de r?serve, elle ne pouvait la perdre; toute manifestation trop vive, m?me d’un sentiment vrai, la choquait, l’effrayait. Mais elle sentait le prix de l’amiti? retrouv?e; et elle en ?tait aussi heureuse que lui. Elle le priait de venir d?ner, le soir.

Son c?ur fut inond? de reconnaissance. Dans sa chambre d’h?tel, couch? sur son lit, la t?te dans ses oreillers, il sanglota. C’?tait la d?tente de dix ans de solitude. Car depuis la mort d’Olivier, il ?tait rest? seul. Cette lettre apportait le mot de r?surrection pour son c?ur affam? de tendresse. La tendresse!… Il croyait y avoir renonc?: il lui avait bien fallu apprendre ? s’en passer! Il sentait aujourd’hui combien elle lui manquait, et tout ce qu’il avait accumul? d’amour.

Douce et sainte soir?e… Il ne put lui parler que de sujets indiff?rents, malgr? leur intention de ne se cacher rien. Mais que de choses bienfaisantes il dit sur le piano, o? elle l’invita du regard ? lui parler! Elle ?tait frapp?e de l’humilit? de c?ur de cet homme, qu’elle avait connu orgueilleux et violent. Quand il partit, l’?treinte silencieuse de leurs mains dit qu’ils s’?taient retrouv?s, qu’ils ne se perdraient plus. – Il pleuvait, sans un souffle de vent. Le c?ur de Christophe chantait…

Elle ne devait plus rester que quelques jours dans le pays; et elle ne retarda pas d’une heure son d?part, sans qu’il os?t le lui demander, ni s’en plaindre. Le dernier jour, ils se promen?rent seuls, avec les enfants; ? un moment, il ?tait si plein d’amour et de bonheur qu’il voulut le lui dire; mais, d’un geste tr?s doux, elle l’arr?ta, en souriant:

– Chut! Je sens tout ce que vous pouvez dire.

Ils s’assirent, au d?tour du chemin o? ils s’?taient rencontr?s.

Elle regardait, souriante toujours, la vall?e ? ses pieds; mais ce n’?tait pas la vall?e qu’elle voyait. Il contemplait le suave visage o? les tourments avaient laiss? leur marque; dans l’?paisse chevelure noire, partout des fils blancs se montraient. Il ressentait une adoration pitoyable et passionn?e pour cette chair qui s’?tait impr?gn?e des souffrances de l’?me. L’?me ?tait partout visible en ces blessures du temps. – Et il demanda ? voix basse et tremblante, comme une faveur pr?cieuse, qu’elle lui donn?t… un de ses cheveux blancs.

*

Elle partit. Il ne pouvait comprendre pourquoi elle ne voulait pas qu’il l’accompagn?t. Il ne doutait point de son amiti?; mais sa r?serve le d?concertait. Il ne put rester deux jours dans le pays; il partit dans une autre direction. Il t?cha d’occuper son esprit en voyages, en travaux. Il ?crivit ? Grazia. Elle lui r?pondit, deux ou trois semaines apr?s, de courtes lettres, o? se montrait une amiti? tranquille, sans impatience, sans inqui?tude. Il en souffrait et il les aimait. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui en faire un reproche; leur affection ?tait trop r?cente, trop r?cemment renouvel?e! Il tremblait de la perdre. Et pourtant chaque lettre qui lui venait d’elle respirait un calme loyal qui aurait d? le rassurer. Mais qu’elle ?tait diff?rente de lui!…

Ils avaient convenu de se retrouver ? Rome, vers la fin de l’automne. Sans la pens?e de la revoir, ce voyage aurait eu pour Christophe peu de charme. Son long isolement l’avait rendu casanier; il n’avait plus de go?t ? ces d?placements inutiles, o? se compla?t l’oisivet? fi?vreuse d’aujourd’hui. Il avait peur d’un changement d’habitudes, dangereux pour le travail r?gulier de l’esprit. D’ailleurs, l’Italie ne l’attirait point. Il ne la connaissait que par l’inf?me musique des «v?ristes» et par les airs de t?nor que la terre de Virgile inspire p?riodiquement aux litt?rateurs en voyage. Il ?prouvait pour elle l’hostilit? m?fiante d’un artiste d’avant-garde, qui a trop souvent entendu invoquer le nom de Rome par les pires champions de la routine acad?mique. Enfin, ce vieux levain d’antipathie instinctive, qui couve au fond des c?urs du Nord pour les hommes du Midi, ou du moins pour le type l?gendaire de jactance oratoire qui repr?sente, aux yeux des hommes du Nord, les hommes du Midi. Rien que d’y penser, Christophe faisait sa lippe d?daigneuse… Non, il n’avait nulle envie de faire plus ample connaissance avec le peuple sans musique. – (Ainsi le nommait-il, avec son outrance coutumi?re: «Car que comptent, disait-il, dans la musique de l’Europe actuelle, ses grattements de mandoline et ses vocif?rations de m?lodrames h?bleurs?») – Mais ? ce peuple pourtant, Grazia appartenait. Pour la retrouver, jusqu’o? et par quels chemins Christophe ne f?t-il pas all?? Il en serait quitte pour fermer les yeux, jusqu’? ce qu’il l’e?t rejointe.

Fermer les yeux, il y ?tait habitu?. Depuis tant d’ann?es, ses volets ?taient clos sur sa vie int?rieure! Dans cette fin d’automne, c’?tait plus n?cessaire que jamais. Trois semaines de suite, il avait plu sans r?pit. Et depuis, une calotte grise d’imp?n?trables nu?es pesait sur les vall?es de Suisse, grelottantes et mouill?es. Les yeux avaient perdu le souvenir de la saveur du soleil. Pour en retrouver en soi l’?nergie concentr?e, il fallait commencer par faire nuit compl?te, et, sous les paupi?res closes, descendre au fond de la mine, dans les galeries souterraines du r?ve. L? dormait dans la houille le soleil des jours morts. Mais ? passer sa vie, accroupi, ? creuser, on sortait de l? br?l?, l’?chine et les genoux raides, les membres d?form?s, le regard trouble, avec des yeux d’oiseau de nuit. Bien des fois, Christophe avait rapport? de la mine le feu p?niblement extrait, qui r?chauffe les c?urs transis. Mais les r?ves du Nord sentent la chaleur du po?le. On ne s’en doute pas, lorsqu’on vit dedans; on aime cette ti?deur lourde, on aime ce demi-jour et les songes entass?s dans la t?te pesante. On aime ce qu’on a. Il faut bien s’en contenter!…

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