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Christophe ne comprenait pas les raisons de ces silences. Parfois, il saisissait, dans le ton uni et tranquille d’une lettre, des accents inattendus o? fr?missait une passion refoul?e. Il en ?tait boulevers?; mais il n’osait rien dire; il ?tait comme un homme qui retient son souffle et craint de respirer, de peur que l’illusion ne cesse. Il savait que, presque infailliblement, ces accents seraient rachet?s, dans la lettre suivante, par une froideur voulue… Puis, de nouveau, le calme… Meeresstille

*

Georges et Emmanuel se trouvaient r?unis chez Christophe. C’?tait un apr?s-midi. L’un et l’autre ?taient pleins de leurs soucis personnels: Emmanuel, de ses d?boires litt?raires, et Georges, d’une d?convenue dans un concours de sport. Christophe les ?coutait avec bonhomie et les raillait affectueusement. On sonna. Georges alla ouvrir. Un domestique apportait une lettre, de la part de Colette. Christophe se mit pr?s de la fen?tre, pour la lire. Ses deux amis avaient repris leur discussion; ils ne voyaient pas Christophe, qui leur tournait le dos. Il sortit de la chambre, sans qu’ils y prissent garde. Et quand ils le remarqu?rent, ils n’en furent pas surpris. Mais comme son absence se prolongeait, Georges alla frapper ? la porte de l’autre chambre. Il n’y eut pas de r?ponse. Georges n’insista point, connaissant les fa?ons bizarres de son vieil ami. Quelques minutes apr?s, Christophe revint. Il avait l’air tr?s calme, tr?s las, tr?s doux. Il s’excusa de les avoir laiss?s, reprit la conversation o? il l’avait interrompue, leur parlant de leurs ennuis avec bont?, et leur disant des choses qui leur faisaient du bien. Le ton de sa voix les ?mouvait, sans qu’ils sussent pourquoi.

Ils le quitt?rent. Au sortir de chez lui, Georges alla chez Colette. Il la trouva en larmes. Aussit?t qu’elle le vit, elle accourut, demandant:

– Et comment a-t-il support? le coup, le pauvre ami? C’est affreux!

Georges ne comprenait pas. Colette lui apprit qu’elle venait de faire porter ? Christophe la nouvelle de la mort de Grazia.

Elle ?tait partie, sans avoir eu le temps de dire adieu ? personne. Depuis quelques mois, les racines de sa vie ?taient presque arrach?es; il avait suffi d’un souffle pour l’abattre. La veille de la rechute de grippe qui l’emporta, elle avait re?u une bonne lettre de Christophe. Elle en ?tait attendrie. Elle e?t voulu l’appeler aupr?s d’elle; elle sentait que tout le reste, que tout ce qui les s?parait, ?tait faux et coupable. Tr?s lasse, elle remit au lendemain pour lui ?crire. Le lendemain, elle dut rester alit?e. Elle commen?a une lettre qu’elle n’acheva pas; elle avait le vertige, la t?te lui tournait; d’ailleurs, elle h?sitait ? parler de son mal, elle craignait de troubler Christophe. Il ?tait pris en ce moment par les r?p?titions d’une ?uvre chorale et symphonique, ?crite sur un po?me d’Emmanuel: le sujet les avait passionn?s tous deux, car c’?tait un peu le symbole de leur propre destin?e: La Terre promise . Christophe en avait souvent parl? ? Grazia. La premi?re devait avoir lieu, la semaine suivante… Il ne fallait pas l’inqui?ter. Grazia fit, dans sa lettre, allusion ? un simple rhume. Puis, elle trouva que c’?tait encore trop. Elle d?chira la lettre, et elle n’eut pas la force d’en recommencer une autre. Elle se dit qu’elle ?crirait le soir. Le soir, il ?tait trop tard. Trop tard pour le faire appeler. Trop tard m?me pour ?crire… Comme la mort est press?e! Quelques heures suffisent ? d?truire ce qu’il a fallu des si?cles pour former… Grazia eut ? peine le temps de donner ? sa fille l’anneau qu’elle portait au doigt, et elle la pria de le remettre ? son ami. Elle n’avait pas ?t?, jusque-l?, tr?s intime avec Aurora. ? pr?sent qu’elle partait, elle contemplait passionn?ment le visage de celle qui restait; elle pressait la main qui transmettrait son ?treinte; et elle pensait avec joie:

– Je ne m’en vais pas tout ? fait.

*

«Quid? hic, inquam, quis est qui complet aures meas tantus et tam dulcis sonus!…»

(Songe de Scipion.)

Un ?lan de sympathie ramena Georges chez Christophe, apr?s avoir quitt? Colette. Depuis longtemps il savait, par les indiscr?tions de celle-ci, la place que Grazia tenait dans le c?ur de son vieil ami; et m?me – (la jeunesse n’est gu?re respectueuse) – il s’en ?tait parfois ?gay?. Mais en ce moment, il ressentait avec une vivacit? g?n?reuse la douleur qu’une telle perte devait causer ? Christophe; et il avait besoin de courir ? lui, de le plaindre, de l’embrasser. Connaissant la violence de ses passions, – la tranquillit? que Christophe avait montr?e tout ? l’heure l’inqui?tait. Il sonna ? la porte. Rien ne bougea. Il sonna de nouveau et frappa, de la fa?on convenue entre Christophe et lui. Il entendit remuer un fauteuil, et venir un pas lent et lourd. Christophe ouvrit. Sa figure ?tait si calme que Georges, pr?t ? se jeter dans ses bras, s’arr?ta; il ne sut plus que dire. Christophe demanda doucement:

– C’est toi, mon petit. Tu as oubli? quelque chose?

Georges, troubl?, balbutia:

– Oui.

– Entre.

Christophe alla se rasseoir dans le fauteuil o? il ?tait avant l’arriv?e de Georges; pr?s de la fen?tre, la t?te appuy?e contre le dossier, il regardait les toits en face et le ciel rouge du soir. Il ne s’occupait pas de Georges. Le jeune homme faisait semblant de chercher sur la table, en jetant ? la d?rob?e un coup d’?il vers Christophe. Le visage du vieil homme ?tait immobile; les reflets du soleil couchant illuminaient le haut des joues et une partie du front. Georges passa dans la pi?ce voisine, – la chambre ? coucher, – comme pour continuer ses recherches. C’?tait l? que Christophe s’?tait enferm? tout ? l’heure avec la lettre. Elle ?tait encore sur le lit non d?fait, qui portait l’empreinte d’un corps. Par terre, sur le tapis, un livre avait gliss?. Il ?tait rest? ouvert, sur une page froiss?e. Georges le ramassa et lut, dans l’?vangile, la rencontre de Madeleine avec le Jardinier.

Il revint dans la premi?re pi?ce, remua quelques objets, ? droite, ? gauche, pour se donner une contenance, regarda de nouveau Christophe, qui n’avait pas boug?. Il e?t voulu lui dire combien il le plaignait. Mais Christophe ?tait si lumineux que Georges sentit que toute parole e?t ?t? d?plac?e. C’?tait lui qui aurait eu plut?t besoin de consolations. Il dit timidement:

– Je m’en vais.

Christophe, sans tourner la t?te, dit:

– Au revoir, mon petit.

Georges s’en alla, et ferma la porte sans bruit.

Christophe resta longtemps ainsi. La nuit vint. Il ne souffrait point, il ne m?ditait point. Aucune image pr?cise. Il ?tait comme un homme fatigu?, qui ?coute une musique indistincte, sans chercher ? la comprendre. La nuit ?tait avanc?e, quand il se leva, courbatur?. Il se jeta sur son lit, et s’endormit, d’un sommeil lourd. La symphonie continuait de bruire…

Et voici qu’il la vit, elle, la bien-aim?e!… Elle lui tendait les mains, et souriait, disant:

– Maintenant, tu as pass? la r?gion du feu.

Alors, son c?ur se fondit. La paix remplissait les espaces ?toil?s, o? la musique des sph?res ?tendait ses grandes nappes immobiles et profondes…

Quand il se r?veilla (le jour ?tait revenu), l’?trange bonheur persistait, avec la lueur lointaine des paroles entendues. Il sortit de son lit. Un enthousiasme silencieux et sacr? le soulevait.

… Or vedi, figlio,

tra B?atrice e te ? questo muro…

Entre B?atrice et lui, le mur ?tait franchi.

Il y avait longtemps d?j? que plus de la moiti? de son ?me ?tait de l’autre c?t?. ? mesure que l’on vit, ? mesure que l’on cr?e, ? mesure que l’on aime et qu’on perd ceux qu’on aime, on ?chappe ? la mort. ? chaque nouveau coup qui nous frappe, ? chaque ?uvre qu’on frappe, on s’?vade de soi, on se sauve dans l’?uvre qu’on a cr??e, dans l’?me qu’on aimait et qui nous a quitt?s. ? la fin, Rome n’est plus dans Rome; le meilleur de soi est en dehors de soi. La seule Grazia le retenait encore, de ce c?t? du mur. Et voici qu’? son tour… ? pr?sent, la porte ?tait ferm?e sur le monde de la douleur.

Il v?cut une p?riode d’exaltation secr?te. Il ne sentait plus le poids d’aucune cha?ne. Il n’attendait plus rien. Il ne d?pendait plus de rien. Il ?tait lib?r?. La lutte ?tait finie. Sorti de la zone des combats et du cercle o? r?gnait le Dieu des m?l?es h?ro?ques, Dominus Deus Sabaoth , il regardait ? ses pieds s’effacer dans la nuit la torche du Buisson Ardent. Qu’elle ?tait loin, d?j?! Quand elle avait illumin? sa route, il se croyait arriv? presque au fa?te. Et depuis, quel chemin il avait parcouru! Cependant, la cime ne paraissait pas plus proche. Il ne l’atteindrait jamais (il le savait maintenant), d?t-il marcher pendant l’?ternit?. Mais quand on est entr? dans le cercle de lumi?re et qu’on ne laisse pas derri?re soi les aim?s, l’?ternit? n’est pas trop longue pour faire route avec eux.

Il condamna sa porte. Personne n’y frappa. Georges avait d?pens? d’un coup toute sa force de compassion; rentr? chez lui, rassur?, le lendemain il n’y pensait plus. Colette ?tait partie pour Rome. Emmanuel ne savait rien; et, susceptible comme toujours, il gardait un silence piqu?, parce que Christophe ne lui avait pas rendu sa visite. Christophe ne fut pas troubl? dans le colloque muet qu’il eut pendant des jours avec celle qu’il portait maintenant dans son ?me, comme la femme enceinte porte son cher fardeau. ?mouvant entretien, qu’aucun mot n’e?t traduit. ? peine la musique pouvait-elle l’exprimer. Quand le c?ur ?tait plein, plein jusqu’? d?border, Christophe, les yeux clos, immobile, l’?coutait chanter. Ou, des heures, assis devant son piano, il laissait ses doigts parler. Durant cette p?riode, il improvisa plus que dans le reste de sa vie. Il n’?crivit pas ses pens?es. ? quoi bon?

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