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– Ah! disait-il, si les critiques savaient le mal qu’ils font aux artistes, par un de ces mots injustes jet?s au hasard, ils auraient honte de leur m?tier.

– Mais ils le savent, mon bon ami. C’est leur raison de vivre. Il faut bien que tout le monde vive.

– Ce sont des bourreaux. On est ensanglant? par la vie, ?puis? par la lutte qu’il faut livrer ? l’art. Au lieu de vous tendre la main, de parler de vos faiblesses avec mis?ricorde, de vous aider fraternellement ? les r?parer, ils sont l? qui, les mains dans leurs poches, vous regardent hisser votre charge sur la pente, et qui disent: «Pourra pas!…» Et quand on est au fa?te, disent, les uns: «Oui, mais ce n’est pas ainsi qu’il fallait monter.» Tandis que les autres, obstin?s, r?p?tent: «N’a pas pu!…» Bien heureux, quand ils ne vous lancent pas dans les jambes des pierres, pour vous faire tomber!

– Bah! il se trouve aussi, parfois, dans le nombre, deux ou trois braves gens; et quel bien ils peuvent faire! Les m?chantes b?tes, il y en a partout; cela ne tient pas au m?tier. Connais-tu rien de pire, dis-moi, qu’un artiste sans bont?, vaniteux et aigri, pour qui le monde est une proie, qu’il enrage de ne pouvoir mastiquer? Il faut s’armer de patience. Point de mal, qui ne puisse servir ? quelque bien. Le pire critique nous est utile; il est un entra?neur; il ne nous permet pas de fl?ner sur la route. Chaque fois que nous croyons ?tre au but, la meute nous mord les fesses. En marche! Plus loin! Plus haut! Elle se lassera plut?t de me poursuivre, que moi de marcher devant elle. Redis-moi le mot arabe: «On ne tourmente pas les arbres st?riles. Ceux-l? seuls sont battus de pierres, dont le front est couronn? de fruits d’or …» Plaignons les artistes qu’on ?pargne. Ils resteront ? mi-chemin, paresseusement assis. Quand ils voudront se relever, leurs jambes courbatur?es se refuseront ? marcher. Vivent mes amis les ennemis! Ils m’ont fait plus de bien, dans ma vie, que mes ennemis les amis!

Emmanuel ne pouvait s’emp?cher de sourire. Puis, il disait:

– Tout de m?me, ne trouves-tu pas dur, un v?t?ran comme toi, de te voir faire la le?on par des conscrits, qui en sont ? leur premi?re bataille?

– Ils m’amusent, dit Christophe. Cette arrogance est le signe d’un sang jeune et bouillant qui aspire ? se r?pandre. Je fus ainsi, jadis. Ce sont les giboul?es de mars, sur la terre qui rena?t… Qu’ils nous fassent la le?on! Ils ont raison, apr?s tout. Aux vieux, de se mettre ? l’?cole des jeunes! Ils ont profit? de nous, ils sont ingrats: c’est dans l’ordre!… Mais, riches de nos efforts, ils vont plus loin que nous, ils r?alisent ce que nous avons tent?. S’il nous reste encore quelque jeunesse, apprenons ? notre tour, et t?chons de nous renouveler. Si nous ne le pouvons pas, si nous sommes trop vieux, r?jouissons-nous en eux. Il est beau de voir les refloraisons perp?tuelles de l’?me humaine qui semblait ?puis?e, l’optimisme vigoureux de ces jeunes gens, leur joie de l’action aventureuse, ces races qui renaissent, pour la conqu?te du monde.

– Que seraient-ils sans nous? Cette joie est sortie de nos larmes. Cette force orgueilleuse est la fleur des souffrances de toute une g?n?ration. Sic vos non vobis

– La vieille parole se trompe. C’est pour nous que nous avons travaill?, en cr?ant une race d’hommes qui nous d?passent. Nous avons amass? leur ?pargne, nous l’avons d?fendue dans une bicoque mal ferm?e, o? tous les vents sifflaient; il nous fallait nous arc-bouter aux portes pour emp?cher la mort d’entrer. Par nos bras, fut fray?e la voie triomphale o? nos fils vont marcher. Nos peines ont sauv? l’avenir. Nous avons men? l’Arche au seuil de la Terre Promise. Elle y p?n?trera, avec eux, avec eux, et par nous.

– Se souviendront-ils jamais de ceux qui ont travers? les d?serts, portant le feu sacr?, les dieux de notre race, et eux, ces enfants, qui maintenant sont des hommes? Nous avons eu, pour notre part, l’?preuve et l’ingratitude.

– Le regrettes-tu?

– Non. Il y a une ivresse ? sentir la grandeur tragique d’une puissante ?poque sacrifi?e, comme la n?tre, ? celle qu’elle a enfant?e. Les hommes d’aujourd’hui ne seraient plus capables de go?ter la joie superbe du renoncement.

– Nous avons ?t? les plus heureux. Nous avons gravi la montagne de N?bo [11] , au pied de laquelle s’?tendent les contr?es o? nous n’entrerons pas. Mais nous en jouissons plus que ceux qui entreront. Qui descend dans la plaine perd de vue l’immensit? de la plaine et l’horizon lointain.

*

L’action apaisante que Christophe exer?ait sur Georges et sur Emmanuel, il en puisait l’?nergie dans l’amour de Grazia. ? cet amour il devait de se sentir rattach? ? tout ce qui ?tait jeune, d’avoir pour toutes les formes neuves de la vie une sympathie jamais lass?e. Quelles que fussent les forces qui ranimaient la terre, il ?tait avec elles, m?me quand elles ?taient contre lui; il n’avait point peur de l’av?nement prochain de ces d?mocraties, qui faisaient pousser des cris d’orfraie ? l’?go?sme d’une poign?e de privil?gi?s; il ne s’accrochait pas d?sesp?r?ment aux paten?tres d’un art vieilli; il attendait, avec certitude, que des visions fabuleuses, des r?ves r?alis?s de la science et de l’action jaill?t un art plus puissant que l’ancien; il saluait la nouvelle aurore du monde, d?t la beaut? du vieux monde mourir avec lui.

Grazia savait le bienfait de son amour pour Christophe; la conscience de son pouvoir l’?levait au-dessus d’elle-m?me. Par ses lettres, elle exer?ait une direction sur son ami. Non qu’elle e?t le ridicule de pr?tendre ? le diriger dans l’art: elle avait trop de tact et connaissait ses limites. Mais sa voix juste et pure ?tait le diapason auquel il accordait son ?me. Il suffisait que Christophe cr?t entendre, par avance, cette voix r?p?ter sa pens?e, pour qu’il ne pens?t rien qui ne f?t juste, pur, et digne d’?tre r?p?t?. Le son d’un bel instrument est, pour le musicien, pareil ? un beau corps o? son r?ve aussit?t s’incarne. Myst?rieuse fusion de deux esprits qui s’aiment: chacun ravit ? l’autre ce qu’il a de meilleur; mais c’est afin de le lui rendre, enrichi de son amour. Grazia ne craignait pas de dire ? Christophe qu’elle l’aimait. L’?loignement la rendait plus libre de parler; et aussi, la certitude qu’elle ne serait jamais ? lui. Cet amour, dont la religieuse ferveur s’?tait communiqu?e ? Christophe, lui ?tait une fontaine de paix.

De cette paix, Grazia donnait bien plus qu’elle n’avait. Sa sant? ?tait bris?e, son ?quilibre moral gravement compromis. L’?tat de son fils ne s’am?liorait pas. Depuis deux ans, elle vivait dans des transes perp?tuelles, qu’aggravait le talent meurtrier de Lionello ? en jouer. Il avait acquis une virtuosit? dans l’art de tenir en haleine l’inqui?tude de ceux qui l’aimaient; pour r?veiller l’int?r?t et tourmenter les gens, son cerveau inoccup? ?tait fertile en inventions: cela tournait ? la manie. Et le tragique fut que, tandis qu’il grima?ait la parade de la maladie, la maladie r?elle cheminait; et la mort apparut, au seuil. Dramatique ironie! Grazia, que son fils avait tortur?e pendant des ans pour un mal invent?, cessa d’y croire lorsque le mal fut l?… Le c?ur a ses limites. Elle avait ?puis? sa force de compassion pour des mensonges. Elle traita Lionello de com?dien, au moment qu’il disait vrai. Et apr?s que la v?rit? fut r?v?l?e ? elle, le reste de sa vie fut empoisonn?e de remords.

La m?chancet? de Lionello n’avait pas d?sarm?. Sans amour pour qui que ce f?t, il ne pouvait supporter qu’un de ceux qui l’entouraient e?t de l’amour pour quelque autre que pour lui; la jalousie ?tait sa seule passion. Il ne lui suffisait pas d’avoir r?ussi ? ?loigner sa m?re de Christophe; il e?t voulu la contraindre ? rompre l’intimit? qui persistait entre eux. D?j?, il avait us? de son arme habituelle – la maladie – pour faire jurer ? Grazia qu’elle ne se remarierait pas. Il ne se contenta point de cette promesse. Il pr?tendit exiger que sa m?re n’?criv?t plus ? Christophe. Cette fois, elle se r?volta; et cet abus de pouvoir achevant de la lib?rer, elle lui dit sur ses mensonges des mots d’une s?v?rit? cruelle, qu’elle se reprocha plus tard comme un crime: car ils jet?rent Lionello dans une crise de fureur, dont il fut r?ellement malade. Il le fut d’autant plus que sa m?re refusa d’y croire. Alors, il souhaita, dans sa rage, de mourir pour se venger. Il ne se doutait pas que ce souhait serait exauc?.

Quand le m?decin laissa entendre ? Grazia que son fils ?tait perdu, elle resta comme frapp?e de la foudre. Il lui fallut pourtant cacher son d?sespoir, afin de tromper l’enfant, qui l’avait si souvent tromp?e. Il soup?onnait que c’?tait s?rieux, cette fois; mais il ne voulait pas le croire; et ses yeux qu?taient dans les yeux de sa m?re ce reproche de mensonge qui l’avait mis en fureur, alors qu’il mentait. Vint l’heure o? il ne fut plus possible de douter. Alors, ce fut terrible pour lui et pour les siens: il ne voulait pas mourir!…

Lorsque Grazia le vit enfin endormi, elle n’eut pas un cri, pas une plainte; elle ?tonna par son silence; il ne lui restait plus assez de force pour souffrir; elle n’avait qu’un d?sir: s’endormir ? son tour. Elle continua d’accomplir tous les actes de sa vie, avec le m?me calme, en apparence. Apr?s quelques semaines, le sourire reparut m?me sur sa bouche, plus silencieuse. Personne ne se doutait de sa d?tresse. Christophe, moins que tout autre. Elle s’?tait content?e de lui ?crire la nouvelle, sans rien lui dire d’elle-m?me. Aux lettres de Christophe, br?lantes d’affection inqui?te, elle ne r?pondit pas. Il voulait venir: elle le pria de n’en rien faire. Au bout de deux ou trois mois, elle reprit avec lui le ton grave et serein, qu’elle avait, avant. Elle e?t jug? criminel de se d?charger sur lui du poids de sa faiblesse. Elle savait que l’?cho de tous ses sentiments r?sonnait en lui, et qu’il avait besoin de s’appuyer sur elle. Elle ne s’imposait pas une contrainte douloureuse. C’?tait une discipline qui la sauvait. Dans sa lassitude de vie, deux seules choses la faisaient vivre: l’amour de Christophe, et le fatalisme qui, dans la douleur comme dans la joie, formait le fond de sa nature italienne. Ce fatalisme n’avait rien d’intellectuel: il ?tait l’instinct animal, qui fait marcher la b?te harass?e, sans qu’elle sente sa fatigue, dans un r?ve aux yeux fixes, oubliant les pierres du chemin et son corps, jusqu’? ce qu’il tombe. Le fatalisme soutenait son corps. L’amour soutenait son c?ur. Sa vie personnelle ?tait us?e, elle vivait en Christophe. Pourtant, elle ?vitait, avec plus de soin que jamais, d’exprimer dans ses lettres l’amour qu’elle avait pour lui. Sans doute, parce que cet amour ?tait plus grand. Mais aussi, parce que pesait par dessus le veto du petit mort, qui lui en faisait un crime. Alors, elle se taisait, elle s’obligeait ? ne plus ?crire, de quelque temps.


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