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«Le curieux est de voir comment votre cousine concilie tout ensemble son esth?tique, ses sports et son esprit pratique: (car elle a h?rit? de sa m?re son sens des affaires et son despotisme domestique). Tout cela doit former un m?lange incroyable; mais elle s’y trouve ? l’aise; ses excentricit?s les plus folles lui laissent l’esprit lucide, de m?me qu’elle garde toujours l’?il et la main s?rs dans ses randonn?es vertigineuses en auto. C’est une ma?tresse femme; son mari, ses invit?s, ses gens, elle m?ne tout, tambour battant. Elle s’occupe aussi de politique; elle est pour «Monseigneur»: non que je la croie royaliste; mais ce lui est un pr?texte de plus ? se remuer. Et quoiqu’elle soit incapable de lire plus de dix pages d’un livre, elle fait des ?lections acad?miques. – Elle a pr?tendu me prendre sous sa protection. Vous pensez que cela n’a pas ?t? de mon go?t. Le plus exasp?rant, c’est que, du fait que je suis venu chez elle afin de vous ob?ir, elle est convaincue maintenant de son pouvoir sur moi… Je me venge, en lui disant de dures v?rit?s. Elle ne fait qu’en rire; elle n’est pas embarrass?e pour r?pondre. «C’est une bonne femme, au fond…» Oui, pourvu qu’elle soit occup?e. Elle le reconna?t elle-m?me: si la machine n’avait plus rien ? broyer, elle serait pr?te ? tout, ? tout, pour lui fournir de l’aliment. – J’ai ?t? deux fois chez elle. Je n’irai plus, maintenant. C’est assez pour vous prouver ma soumission. Vous ne voulez pas ma mort? Je sors de l? bris?, moulu, courbatur?. La derni?re fois que je l’ai vue, j’ai eu, dans la nuit qui a suivi, un cauchemar affreux: je r?vais que j’?tais son mari, toute ma vie attach? ? ce tourbillon vivant… Un sot r?ve, et qui ne doit certes pas tourmenter le vrai mari: car, de tous ceux qu’on voit dans le logis, il est peut-?tre celui qui reste le moins avec elle; et quand ils sont ensemble, ils ne parlent que de sport. Ils s’entendent tr?s bien.

«Comment ces gens-l? ont-ils fait un succ?s ? ma musique? Je n’essaie pas de comprendre. Je suppose qu’elle les secoue, d’une fa?on nouvelle. Ils lui savent gr? de les brutaliser. Ils aiment, pour le moment, l’art qui a un corps bien charnu. Mais l’?me qui est dans ce corps, ils ne s’en doutent m?me pas; ils passeront de l’engouement d’aujourd’hui ? l’indiff?rence de demain, et de l’indiff?rence de demain au d?nigrement d’apr?s-demain, sans l’avoir jamais connue. C’est l’histoire de tous les artistes, je ne me fais pas d’illusion sur mon succ?s, je n’en ai pas pour longtemps, et ils me le feront payer. – En attendant, j’assiste ? de curieux spectacles. Le plus enthousiaste de mes admirateurs est… (je vous le donne en mille)… notre ami L?vy-C?ur. Vous vous souvenez de ce joli monsieur, avec qui j’eus autrefois un duel ridicule? Il fait aujourd’hui la le?on ? ceux qui ne m’ont pas compris nagu?re. Il la fait m?me tr?s bien. De tous ceux qui parlent de moi, il est le plus intelligent. Jugez de ce que valent les autres. Il n’y a pas de quoi ?tre fier, je vous assure!

«Je n’en ai pas envie. Je suis trop humili?, lorsque j’entends ces ouvrages, dont on me loue. Je m’y reconnais, et je ne me trouve pas beau. Quel miroir impitoyable est une ?uvre musicale, pour qui sait voir! Heureusement qu’ils sont aveugles et sourds. J’ai tant mis dans mes ?uvres de mes troubles et de mes faiblesses qu’il me semble parfois commettre une mauvaise action, en l?chant dans le monde ces vol?es de d?mons. Je m’apaise, quand je vois le calme du public: il porte une triple cuirasse; rien ne saurait l’atteindre: sans quoi, je serais damn?… Vous me reprochez d’?tre trop s?v?re pour moi. C’est que vous ne me connaissez pas, comme je me connais. On voit ce que nous sommes. On ne voit pas ce que nous aurions pu ?tre; et l’on nous fait honneur de ce qui est bien moins l’effet de nos m?rites que des ?v?nements qui nous portent et des forces qui nous dirigent. Laissez-moi vous conter une histoire.

«L’autre soir, j’?tais entr? dans un de ces caf?s ou l’on fait d’assez bonne musique, quoique d’?trange fa?on: avec cinq ou six instruments, compl?t?s d’un piano, on joue toutes les symphonies, les messes, les oratorios. De m?me, on vend ? Rome, chez des marbriers, la chapelle M?dicis, comme garniture de chemin?e. il para?t que cela est utile ? l’art. Pour qu’il puisse circuler ? travers les hommes, il faut bien qu’on en fasse de la monnaie de billon [5] . Au reste, ? ces concerts, on ne vous trompe pas sur le compte. Les programmes sont copieux, les ex?cutants consciencieux. J’ai trouv? un violoncelliste, avec qui je me suis li?: ses yeux me rappelaient ?trangement ceux de mon p?re. Il m’a fait le r?cit de sa vie. Petit-fils de paysan, fils d’un petit fonctionnaire, employ? de mairie, dans un village du Nord. On voulut faire de lui un monsieur, un avocat; on le mit au coll?ge de la ville voisine. Le petit, robuste et rustaud, mal fait pour ce travail appliqu? de petit notaire, ne pouvait tenir en cage; il sautait par-dessus les murs, vaguait ? travers les champs, faisait la cour aux filles, d?pensait sa grosse force dans des rixes; le reste du temps, fl?nait, r?vassait ? des choses qu’il ne ferait jamais. Une seule chose l’attirait: la musique. Dieu sait comment! Nul musicien, parmi les siens, ? l’exception d’un grand-oncle, un peu toqu?, un de ces originaux de province, dont l’intelligence et les dons, souvent remarquables, s’emploient, dans leur isolement orgueilleux, ? des niaiseries de maniaques. Celui-l? avait invent? un nouveau syst?me de notation – (un de plus!) – qui devait r?volutionner la musique; il pr?tendait m?me avoir une st?nographie qui permettait de noter ? la fois les paroles, le chant et l’accompagnement; il n’?tait jamais parvenu lui-m?me ? la relire correctement. Dans la famille, on se moquait du bonhomme; mais on ne laissait pas d’en ?tre fier. On pensait: «C’est un vieux fou. Qui sait? Il a peut-?tre du g?nie…» – Ce fut de lui sans doute que la manie musicale se transmit au petit-neveu. Quelle musique pouvait-il bien entendre, dans sa bourgade?… Mais la mauvaise musique peut inspirer un amour aussi pur que la bonne.

«Le malheur ?tait qu’une telle passion ne semblait pas avouable, dans ce milieu; et l’enfant n’avait pas la solide d?raison du grand-oncle. Il se cachait pour lire les ?lucubrations du vieux maniaque, qui constitu?rent le fond de sa baroque ?ducation musicale. Vaniteux, craintif devant son p?re et devant l’opinion, il ne voulait rien dire de ses ambitions, ? moins d’avoir r?ussi. Brave gar?on, ?cras? par la famille, il fit comme tant de petits bourgeois fran?ais, qui n’osant, par faiblesse, tenir t?te ? la volont? des leurs, s’y soumettent en apparence et vivent dans une cachotterie perp?tuelle. Au lieu de suivre son penchant, il s’?vertua sans go?t au travail qu’on lui avait assign?: incapable d’y r?ussir, comme d’y ?chouer avec ?clat. Tant bien que mal, il parvint ? passer les examens n?cessaires. Le principal avantage qu’il y voyait ?tait d’?chapper ? la double surveillance provinciale et paternelle. Le droit l’assommait; il ?tait d?cid? ? n’en pas faire sa carri?re. Mais tant que son p?re v?cut, il n’osa d?clarer sa volont?. Peut-?tre n’?tait-il point f?ch? de devoir attendre encore, avant de prendre parti. Il ?tait de ceux qui, toute leur existence, se leurrent sur ce qu’ils feront plus tard, sur ce qu’ils pourraient faire. Pour le moment, il ne faisait rien. D?sorbit?, gris? par sa vie nouvelle ? Paris, il se livra, avec sa brutalit? de jeune paysan, ? ses deux passions: les femmes et la musique; affol? par les concerts, non moins que par le plaisir. Il y perdit des ann?es, sans profiter des moyens qu’il aurait eus de compl?ter son instruction musicale. Son orgueil ombrageux, son mauvais caract?re ind?pendant et susceptible, l’emp?ch?rent de suivre aucune le?on, de demander aucun conseil.

«Quand son p?re mourut, il envoya promener Th?mis [6] et Justinien [7] . Il se mit ? composer, sans avoir le courage d’acqu?rir la technique n?cessaire. Des habitudes inv?t?r?es de fl?nerie paresseuse et le go?t du plaisir l’avaient rendu incapable de tout effort s?rieux. Il sentait vivement; mais sa pens?e, comme sa forme, lui ?chappait; en fin de compte, il n’exprimait que des banalit?s. Le pire ?tait qu’il y avait r?ellement chez ce m?diocre quelque chose de grand. J’ai lu deux de ses anciennes compositions. ?a et l?, des id?es saisissantes, rest?es ? l’?tat d’?bauches, aussit?t d?form?es. Des feux follets sur une tourbi?re… Et quel ?trange cerveau! Il a voulu m’expliquer les sonates de Beethoven. Il y voit des romans enfantins et saugrenus. Mais une telle passion, un s?rieux si profond! Les larmes lui viennent aux yeux, quand il en parle. Il se ferait tuer pour ce qu’il aime. Il est touchant et burlesque. Dans le moment que j’?tais pr?s de lui rire au nez, j’avais envie de l’embrasser… Une honn?tet? fonci?re. Un robuste m?pris pour le charlatanisme des c?nacles parisiens et pour les fausses gloires, – tout en ne pouvant se d?fendre d’une na?ve admiration de petit bourgeois pour les gens ? succ?s…

«Il avait un petit h?ritage. En quelques mois, il le mangea; et, se trouvant sans ressources, il eut, comme nombre de ses pareils, l’honn?tet? criminelle d’?pouser une fille sans ressources, qu’il avait s?duite; elle avait une belle voix et faisait de la musique, sans amour de la musique. Il fallut vivre de sa voix et du m?diocre talent qu’il avait acquis ? jouer du violoncelle. Naturellement, ils ne tard?rent pas ? voir leur commune m?diocrit? et ? ne plus se supporter. Une fille leur ?tait venue. Le p?re reporta sur l’enfant son pouvoir d’illusions; il pensa qu’elle serait ce qu’il n’avait pu ?tre. La fillette tenait de sa m?re: c’?tait une pianoteuse, qui n’avait pas ombre de talent; elle adorait son p?re et s’appliquait ? sa t?che, pour lui plaire. Pendant plusieurs ann?es, ils coururent les h?tels des villes d’eaux, ramassant plus d’affronts que de monnaie. L’enfant, ch?tive et surmen?e, mourut. La femme, d?sesp?r?e, devint plus acari?tre, chaque jour. Et ce fut la mis?re sans fond, sans espoir d’en sortir, aviv?e par le sentiment d’un id?al que l’on se sait incapable d’atteindre…




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