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«Adieu. Je crois que vous me reverrez, sous peu. Je ne languirai pas ici. Qu’y ferais-je, ? pr?sent que mes concerts sont donn?s? – J’embrasse vos enfants, sur leurs bonnes petites joues. L’?toffe en est la v?tre. Il faut bien se contenter!…

Christophe.»

*

«Gr?ce tranquille» r?pondit:

«Mon ami, j’ai re?u votre lettre dans le petit coin du salon, que vous vous rappelez si bien; et je vous ai lu, comme je sais lire, en laissant de temps en temps votre lettre reposer, et en faisant comme elle. Ne vous moquez pas! C’?tait afin qu’elle dur?t plus longtemps. Ainsi nous avons pass? toute une apr?s-midi. Les enfants m’ont demand? ce que je lisais toujours. J’ai dit que c’?tait une lettre de vous. Aurora a regard? le papier, avec commis?ration, et elle a dit: «Comme ?a doit ?tre ennuyeux d’?crire une si longue lettre!» J’ai t?ch? de lui faire comprendre que ce n’?tait pas un pensum que je vous avais donn?, mais une conversation que nous avions ensemble. Elle a ?cout? sans mot dire, puis elle s’est sauv?e avec son fr?re, pour jouer dans la chambre voisine; et, quelque temps apr?s, comme Lionello ?tait bruyant, j’ai entendu Aurora qui disait: «Il ne faut pas crier; maman fait la conversation avec signor Christophe.»

«Ce que vous me dites des Fran?ais m’int?resse, et ne me surprend pas. Vous vous souvenez que je vous ai reproch? d’?tre injuste envers eux. On peut ne pas les aimer. Mais quel peuple intelligent! Il y a des peuples m?diocres, que sauve leur bon c?ur ou leur vigueur physique. Les Fran?ais sont sauv?s par leur intelligence. Elle lave toutes leurs faiblesses. Elle les r?g?n?re. Quand on les croit tomb?s, abattus, pervertis, ils retrouvent une nouvelle jeunesse dans la source perp?tuellement jaillissante de leur esprit.

«Mais il faut que je vous gronde. Vous me demandez pardon de ne me parler que de vous. Vous ?tes un ingannatore [3] . Vous ne me dites rien de vous. Rien de ce que vous avez fait. Rien de ce que vous avez vu. Il a fallu que ma cousine Colette – (pourquoi n’allez-vous pas la voir?) – m’envoy?t sur vos concerts des coupures de journaux, pour que je fusse inform?e de vos succ?s. Vous ne m’en dites qu’un mot, en passant. ?tes-vous si d?tach? de tout?… Ce n’est pas vrai. Dites-moi que cela vous fait plaisir!… Cela doit vous faire plaisir, d’abord parce que cela me fait plaisir. Je n’aime pas ? vous voir un air d?sabus?. Le ton de votre lettre ?tait m?lancolique. Il ne faut pas… C’est bien, que vous soyez plus juste pour les autres. Mais ce n’est pas une raison pour vous accabler, comme vous faites, en disant que vous ?tes pire que les pires d’entre eux. Un bon chr?tien vous louerait. Moi, je vous dis que c’est mal. Je ne suis pas un bon chr?tien. Je suis une bonne Italienne, qui n’aime pas qu’on se tourmente avec le pass?. Le pr?sent suffit bien. Je ne sais pas au juste tout ce que vous avez pu faire jadis. Vous m’en avez dit quelques mots, et je crois avoir devin? le reste. Ce n’?tait pas tr?s beau; mais vous ne m’en ?tes pas moins cher. Pauvre Christophe, une femme n’arrive pas ? mon ?ge sans savoir qu’un brave homme est bien faible souvent! Si on ne savait sa faiblesse, on ne l’aimerait pas autant. Ne pensez plus ? ce que vous avez fait. Pensez ? ce que vous ferez. ?a ne sert ? rien de se repentir. Se repentir, c’est revenir en arri?re. Et en bien comme en mal, il faut toujours avancer . Sempre avanti, Savoia!… Si vous croyez que je vais vous laisser revenir ? Rome! Vous n’avez rien ? faire ici. Restez ? Paris, cr?ez, agissez, m?lez-vous ? la vie artistique. Je ne veux pas que vous renonciez. Je veux que vous fassiez de belles choses, je veux qu’elles r?ussissent, je veux que vous soyez fort, pour aider les jeunes Christophes nouveaux, qui recommencent les m?mes luttes et passent par les m?mes ?preuves. Cherchez-les, aidez-les, soyez meilleur pour vos cadets que vos a?n?s n’ont ?t? pour vous. – Et enfin, je veux que vous soyez fort, afin que je sache que vous ?tes fort: vous ne vous doutez pas de la force que cela me donne ? moi-m?me.

«Je vais presque chaque jour, avec les petits, ? la villa Borgh?se. Avant-hier, nous avons ?t?, en voiture, ? Ponte Molle, et nous avons fait ? pied le tour de Monte Mario. Vous calomniez mes pauvres jambes. Elles sont f?ch?es contre vous. – «Qu’est-ce qu’il dit, ce monsieur, que nous sommes tout de suite lasses, pour avoir fait dix pas ? la villa Doria? Il ne nous conna?t point. Si nous n’aimons pas trop ? nous donner de la peine, c’est que nous sommes paresseuses, ce n’est pas que nous ne pouvons pas…» Vous oubliez, mon ami, que je suis une petite paysanne…

«Allez voir ma cousine Colette. Lui en voulez-vous encore? C’est une bonne femme, au fond. Et elle ne jure plus que par vous. Il para?t que les Parisiennes sont folles de votre musique. Il ne tient qu’? mon ours de Berne d’?tre un lion de Paris. Avez-vous re?u des lettres? Vous a-t-on fait des d?clarations? Vous ne me parlez d’aucune femme. Seriez-vous amoureux? Racontez-moi. Je ne suis pas jalouse.

Votre amie G.»

*

– «Si vous croyez que je vous sais gr? de votre derni?re phrase! Pl?t ? Dieu, Gr?ce moqueuse, que vous fussiez jalouse! Mais ne comptez pas sur moi, pour vous apprendre ? l’?tre. Je n’ai aucun b?guin pour ces folles Parisiennes, comme vous les appelez. Folles? Elles voudraient bien l’?tre. C’est ce qu’elles sont le moins. N’esp?rez pas qu’elles me tournent la t?te. Il y aurait peut-?tre plus de chances pour cela, si elles ?taient indiff?rentes ? ma musique. Mais il est trop vrai, elles l’aiment; et le moyen de garder des illusions! Lorsque quelqu’un vous dit qu’il vous comprend, c’est alors qu’on est s?r qu’il ne vous comprendra jamais…

«Ne prenez pas trop au s?rieux mes boutades. Les sentiments que j’ai pour vous ne me rendent pas injuste pour les autres femmes. Je n’ai jamais eu plus de vraie sympathie pour elles que depuis que je ne les regarde plus avec des yeux amoureux. Le grand effort qu’elles font, depuis trente ans, pour s’?vader de la demi-domesticit? d?gradante et malsaine, o? notre stupide ?go?sme d’hommes les parquait, pour leur malheur et pour le n?tre, me semble un des hauts faits de notre ?poque. Dans une ville comme celle-ci, on apprend ? admirer cette nouvelle g?n?ration de jeunes filles qui, en d?pit de tant d’obstacles, se lancent avec une ardeur candide ? la conqu?te de la science et des dipl?mes, – cette science et ces dipl?mes qui doivent, pensent-elles, les affranchir, leur ouvrir les arcanes du monde inconnu, les faire ?gales aux hommes!…

«Sans doute, cette foi est illusoire et un peu ridicule. Mais le progr?s ne se r?alise jamais de la fa?on qu’on esp?rait; il ne s’en r?alise pas moins, par de tout autres voies. Cet effort f?minin ne sera pas perdu. Il fera des femmes plus compl?tes, plus humaines, comme elles furent, aux grands si?cles. Elles ne se d?sint?resseront plus des questions vivantes du monde: ce qui ?tait monstrueux, car il n’est pas tol?rable qu’une femme, m?me la plus soucieuse de ses devoirs domestiques, se croie dispens?e de songer ? ses devoirs dans la cit? moderne. Leurs arri?re-grand’m?res, des temps de Jeanne d’Arc et de Catherine Sforza [4] , ne pensaient pas ainsi. La femme s’est ?tiol?e. Nous lui avons refus? l’air et le soleil. Elle nous les reprend, de vive force. Ah! les braves petites!… Naturellement, de celles qui luttent aujourd’hui, beaucoup mourront, beaucoup seront d?traqu?es. C’est un ?ge de crise. L’effort est trop violent pour des forces trop amollies. Quand il y a longtemps qu’une plante est sans eau, la premi?re pluie risque de la br?ler. Mais quoi! C’est la ran?on de tout progr?s. Celles qui viendront apr?s, fleuriront de ces souffrances. Les pauvres petites vierges guerri?res d’? pr?sent, dont beaucoup ne se marieront jamais, seront plus f?condes pour l’avenir que les g?n?rations de matrones qui enfant?rent avant elles: car d’elles sortira, au prix de leurs sacrifices, la race f?minine d’un nouvel ?ge classique.

«Ce n’est pas dans le salon de votre cousine Colette qu’on a chance de trouver ces laborieuses abeilles. Quelle rage avez-vous de m’envoyer chez cette femme? Il m’a fallu vous ob?ir; mais ce n’est pas bien! Vous abusez de votre pouvoir. J’avais refus? trois de ses invitations, laiss? sans r?ponse deux lettres. Elle est venue me relancer ? une de mes r?p?titions d’orchestre – (on essayait ma sixi?me symphonie). – Je l’ai vue, pendant l’entr’acte, arriver, le nez au vent, humant l’air, criant: «?a sent l’amour! Ah! comme j’aime cette musique!…»

«Elle a chang?, physiquement; seuls sont rest?s les m?mes ses yeux de chatte ? la prunelle bomb?e, son nez fantasque qui grimace et a toujours l’air en mouvement. Mais la face ?largie, aux os solides, color?e, renforcie. Les sports l’ont transform?e. Elle s’y livre, ? corps perdu. Son mari, comme vous savez, est un des gros bonnets de l’Automobile-Club et de l’A?ro-Club. Pas un raid d’aviateurs, pas un circuit de l’air ou de la terre, ou de l’eau, auquel les Stevens-Delestrade ne se croient oblig?s d’assister. Ils sont toujours par voies et par chemins. Nulle conversation possible; il n’est question, dans leurs entretiens, que de Racing, de Rowing, de Rugby, de Derby. C’est une race nouvelle de gens du monde. Le temps de Pell?as est pass? pour les femmes. La mode n’est plus aux ?mes. Les jeunes filles arborent un teint rouge, h?l?, cuit par les courses ? l’air et les jeux au soleil; elles vous regardent avec des yeux d’homme; elles rient d’un rire un peu gros. Le ton est devenu plus brutal et plus cru. Votre cousine dit parfois, tranquillement, des choses ?normes. Elle est grande mangeuse, elle qui mangeait ? peine. Elle continue de se plaindre de son mauvais estomac, afin de n’en pas perdre l’habitude; mais elle n’en perd pas non plus un bon coup de fourchette. Elle ne lit rien. On ne lit plus, dans ce monde. Seule, la musique a trouv? gr?ce. Elle a m?me profit? de la d?route de la litt?rature. Quand ces gens sont ?reint?s, la musique leur est un bain turc, vapeur ti?de, massage, narguil?. Pas besoin de penser. C’est une transition entre le sport et l’amour. Et c’est aussi un sport. Mais le sport le plus couru, parmi les divertissements esth?tiques, est aujourd’hui la danse. Danses russes, danses grecques, danses suisses, danses am?ricaines, on danse tout ? Paris: les symphonies de Beethoven, les trag?dies d’Eschyle, le Clavecin bien temp?r?, les antiques du Vatican, Orph?e, Tristan, la Passion , et la gymnastique. Ces gens ont le vertigo.



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