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A
A

– Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi!

Il se rassit d?sesp?r?; il continuait ? g?mir:

– C’est honteux, c’est honteux! Les mis?rables!…

Elle ne disait rien, elle souffrait en silence; il la crut insensible ? cette musique; il lui dit:

– Antoinette, mais est-ce que tu ne trouves pas cela beau, toi?

Elle fit signe que oui. Elle restait fig?e, elle ne pouvait se ranimer. Mais quand l’orchestre fut sur le point d’entamer un autre morceau, brusquement elle se leva, soufflant ? son fr?re, avec une sorte de haine:

– Viens, viens, je ne veux plus voir ces gens!

Ils partirent pr?cipitamment. Dans la rue, au bras l’un de l’autre, Olivier parlait avec emportement. Antoinette se taisait.

*

Les jours suivants, seule dans sa chambre, elle s’engourdissait dans un sentiment, qu’elle ?vitait de regarder en face, mais qui persistait, ? travers toutes ses pens?es, comme le battement sourd du sang dans ses tempes qui lui faisaient mal.

? quelque temps de l?, Olivier lui apporta le recueil des Lieder de Christophe, qu’il venait de d?couvrir chez un ?diteur. Elle l’ouvrit au hasard. Sur la premi?re page qu’elle regarda, elle lut en t?te d’un morceau cette d?dicace en allemand:

? ma pauvre ch?re petite victime

et une date au-dessous.

Elle connaissait bien cette date. – Elle fut prise d’un tel trouble qu’elle ne put continuer. Elle posa le cahier, et, priant son fr?re de jouer, elle alla dans sa chambre et s’y enferma. Olivier, tout au plaisir de cette musique nouvelle, se mit ? jouer, sans remarquer l’?motion de sa s?ur. Antoinette, assise dans la chambre ? c?t?, comprimait les battements de son c?ur. Brusquement, elle se leva et chercha dans son armoire un petit carnet de notes de d?penses, pour retrouver la date de son d?part d’Allemagne, et la date myst?rieuse. Elle le savait d’avance: oui, c’?tait bien le soir de la repr?sentation o? elle assistait avec Christophe. Elle se coucha sur son lit, et ferma les yeux, rougissante, les mains serr?es sur son sein, ?coutant la ch?re musique. Son c?ur ?tait noy? de reconnaissance… Ah! pourquoi la t?te lui faisait-elle si mal?

Olivier, ne voyant plus repara?tre sa s?ur, entra chez elle, quand il eut fini de jouer, et la trouva ?tendue. Il lui demanda si elle ?tait souffrante. Elle parla d’un peu de lassitude, et se releva pour lui tenir compagnie. Ils caus?rent mais elle ne r?pondait pas tout de suite ? ses questions; elle avait l’air de revenir de tr?s loin; elle souriait, rougissait, s’excusait sur un fort mal de t?te qui la rendait sotte, enfin Olivier partit. Elle lui avait demand? de laisser le cahier de m?lodies. Elle resta longtemps seule dans la nuit, ? les lire au piano, sans jouer, effleurant ? peine une note de-ci, de-l?, tr?s doucement, de peur que ses voisins ne se plaignissent. Elle ne lisait m?me pas, le plus souvent, elle r?vait, elle ?tait emport?e par un ?lan de gratitude et de tendresse vers cette ?me qui avait eu piti? d’elle, qui avait lu en elle, avec l’intuition myst?rieuse de la bont?. Elle ne pouvait fixer ses pens?es. Elle ?tait heureuse et triste, – triste!… Ah! comme la t?te lui faisait mal!

Elle passa la nuit dans des r?ves doux et p?nibles, une m?lancolie accablante. Dans la journ?e, pour secouer sa torture, elle voulut sortir un peu. Quoique la t?te continu?t ? la faire souffrir, – pour se donner un but, elle alla faire des emplettes ? un grand magasin. Elle ne pensait gu?re ? ce qu’elle faisait. Sans se l’avouer, elle pensait ? Christophe. Comme elle sortait, harass?e, triste ? mourir, au milieu de la cohue, elle aper?ut sur le trottoir, de l’autre c?t? de la rue, Christophe qui passait. Il la vit en m?me temps. Aussit?t, – (ce fut irr?fl?chi) – elle tendit les mains vers lui. Christophe s’arr?ta: cette fois, il la reconnaissait. D?j?, il sautait sur la chauss?e, pour venir ? Antoinette; et Antoinette s’effor?ait d’aller ? sa rencontre. Mais le flot brutal de la foule l’emporta comme une paille, tandis qu’un cheval d’omnibus, s’abattant sur l’asphalte glissant, formait devant Christophe une digue, contre laquelle se brisa aussit?t le double courant des voitures, amoncelant pour quelques instants une barri?re inextricable. Christophe, malgr? tout, s’obstinait ? passer: il se trouva pris au milieu des voitures, sans pouvoir avancer ni reculer. Quand il r?ussit ? se d?gager enfin et ? atteindre la place o? il avait vu Antoinette, elle ?tait d?j? loin: elle avait fait de vains efforts pour se d?battre contre le torrent humain; puis, elle s’?tait r?sign?e, elle n’avait plus essay? de lutter; elle avait le sentiment d’une fatalit? qui pesait sur elle, et s’opposait ? sa rencontre avec Christophe: on ne pouvait rien contre la fatalit?. Et quand elle avait r?ussi ? sortir de la foule, elle n’avait plus tent? de revenir sur ses pas; une honte l’avait prise: qu’oserait-elle lui dire? Qu’avait-elle os? faire? Qu’avait-il pu penser? – Elle s’enfuit chez elle.

Elle ne se sentit rassur?e que quand elle fut rentr?e. Mais une fois dans sa chambre, dans l’ombre, elle resta assise devant sa table, sans avoir le courage d’enlever son chapeau ni ses gants. Elle ?tait malheureuse de n’avoir pu lui parler; et, en m?me temps, elle avait une lumi?re dans le c?ur; elle ne voyait plus l’ombre, elle ne voyait plus le mal qui la travaillait. Elle repassait ind?finiment tous les d?tails de la sc?ne qui avait eu lieu: et elle modifiait, elle se repr?sentait ce qui serait arriv?, si telle circonstance avait ?t? une autre. Elle se voyait tendant les bras vers Christophe, elle voyait l’expression de joie de Christophe en la reconnaissant, et elle riait, et elle rougissait. Elle rougissait; et, seule, dans l’obscurit? de sa chambre, o? nul ne pouvait la voir, elle lui tendait les bras, de nouveau. Ah! c’?tait plus fort qu’elle: elle se sentait dispara?tre, et elle cherchait instinctivement ? s’accrocher ? la puissante vie qui passait aupr?s d’elle, et qui avait eu pour elle un regard de bont?. Son c?ur plein de tendresse et d’angoisse lui criait dans la nuit:

– Au secours! Sauvez-moi!

Elle se souleva toute fi?vreuse pour allumer la lampe, pour prendre du papier, une plume. Elle ?crivit ? Christophe. Jamais cette fille rougissante et fi?re n’e?t pens? ? lui ?crire, si elle n’avait ?t? livr?e ? la maladie. Elle ne savait ce qu’elle ?crivait. Elle n’?tait plus ma?tresse d’elle-m?me. Elle l’appelait, elle lui disait qu’elle l’aimait… Au milieu de sa lettre, elle s’arr?ta, ?pouvant?e. Elle voulut refaire la lettre: son ?lan ?tait bris?; sa t?te ?tait vide et br?lante; elle avait une peine horrible ? trouver ses mots; la fatigue l’?crasait. Elle avait honte… ? quoi bon tout cela? elle savait bien qu’elle cherchait ? se duper, qu’elle n’enverrait jamais cette lettre… Quand m?me elle l’e?t voulu, comment l’e?t-elle fait parvenir? Elle n’avait pas l’adresse de Christophe… Pauvre Christophe! Et que pourrait-il pour elle, m?me s’il savait tout, s’il ?tait bon pour elle?… Trop tard! Non, non, tout ?tait vain; c’?tait un dernier effort d’oiseau qui ?touffe, et qui bat des ailes ?perdument. Il fallait se r?signer…

Elle resta longtemps encore devant sa table, absorb?e, sans pouvoir s’arracher ? son immobilit?. Il ?tait plus de minuit, quand elle se leva p?niblement, – vaillamment. Par une habitude machinale, elle serra les brouillons de sa lettre dans un livre de sa petite biblioth?que, n’ayant le courage, ni de les ranger, ni de les d?chirer. Puis elle se coucha, grelottante de fi?vre. Le mot de l’?nigme se d?couvrait: elle sentait s’accomplir la volont? de Dieu.

Et une grande paix descendit en elle.

*

Le dimanche matin, Olivier, venant de l’?cole trouva Antoinette au lit, avec un peu de d?lire. Un m?decin fut appel?. Il constata une phtisie aigu?.

Antoinette avait pris conscience de son ?tat, dans les derniers jours; elle avait d?couvert enfin la raison du trouble moral, qui l’?pouvantait. Pour la pauvre petite, qui avait honte d’elle-m?me, c’?tait presque un soulagement de penser qu’elle n’y ?tait pour rien, que la maladie en ?tait cause. Elle avait eu la force de prendre quelques pr?cautions, de br?ler ses papiers, de pr?parer une lettre pour Mme Nathan: elle la priait de vouloir bien veiller sur son fr?re, dans les premi?res semaines apr?s sa «mort» – (elle n’osait pas ?crire ce mot…)

Le m?decin ne put nier: le mal ?tait trop fort, et la constitution d’Antoinette ?tait us?e par les ann?es de fatigues.

Antoinette ?tait calme. Depuis qu’elle se sentait perdue, elle ?tait d?livr?e de ses angoisses. Elle repassait dans sa pens?e toutes les ?preuves qu’elle avait travers?es; elle revoyait son ?uvre accomplie, son cher Olivier sauv?; et une joie ineffable la p?n?trait. Elle se disait:

– C’est moi qui ai fait cela.

Elle se reprochait son orgueil:

– Seule, je n’aurais rien pu. C’est Dieu qui m’a aid?e.

Et elle remerciait Dieu de lui avoir accord? de vivre jusqu’? ce qu’elle e?t fait sa t?che. Elle avait le c?ur bien serr? qu’il lui fall?t s’en aller maintenant; mais elle n’osait pas se plaindre: c’e?t ?t? ingrat envers Dieu, qui aurait pu la rappeler plus t?t. Et que serait-il arriv?, si elle ?tait partie, un an plus t?t? – Elle soupirait, et s’humiliait avec reconnaissance.

Malgr? son oppression, elle ne se plaignait point, – sauf dans les lourds sommeils, o? elle g?missait parfois, comme un petit enfant. Elle regardait les choses et les gens avec un plaisir r?sign?. La vue d’Olivier lui ?tait une joie perp?tuelle. Elle l’appelait des l?vres, sans parler: elle voulait qu’il pos?t sa t?te pr?s d’elle; et, les yeux pr?s des yeux, elle le regardait longuement, en silence. Enfin, elle se soulevait, lui serrant la t?te entre ses mains, et disait:

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