Elle essaya courageusement de se reprendre ? ses occupations, ? la lecture, ? la musique, aux livres aim?s… Dieu! que Shakespeare, que Beethoven ?taient vides, sans lui!… Oui, c’?tait beau sans doute… Mais il n’?tait plus l?! ? quoi bon les belles choses, si l’on n’a, pour les voir, les yeux de celui qu’on aime? Que faire de la beaut?, que faire m?me de la joie, si on ne les go?te dans l’autre c?ur?
Si elle e?t ?t? plus forte, elle e?t cherch? ? refaire enti?rement sa vie, en lui donnant un autre but. Mais elle ?tait ? bout. Maintenant que rien ne l’obligeait plus ? tenir bon, co?te que co?te, l’effort de volont? qu’elle s’imposait se rompit: elle tomba. La maladie, qui depuis plus d’un an se pr?parait en elle, et que son ?nergie tenait en respect, eut d?sormais le champ libre.
Seule, chez elle, elle passait ses soirs ? se ronger, au coin du feu ?teint; elle n’avait pas le courage de le rallumer, elle n’avait pas la force de se coucher; elle restait assise jusqu’au milieu de la nuit, s’assoupissant, r?vant et grelottant. Elle revivait sa vie, elle ?tait avec ses morts, avec ses illusions d?truites; et une tristesse affreuse la prenait de sa jeunesse perdue, sans amour. Une douleur obscure, inavou?e… Le rire d’un enfant dans la rue, son trottinement h?sitant, ? l’?tage au-dessous… Ces petits pieds lui marchaient dans le c?ur!… Des doutes l’assi?geaient, de mauvaises pens?es, la contagion morale de cette ville d’?go?sme et de plaisir sur son ?me affaiblie. – Elle combattait ses regrets, elle avait honte de ses d?sirs; elle ne pouvait comprendre ce qui la faisait souffrir: elle l’attribuait ? ses mauvais instincts. La pauvre petite Oph?lie qu’un mal myst?rieux rongeait, sentait avec horreur monter du fond de son ?tre le souffle brutal et trouble, qui vient des bas-fonds de la vie. Elle ne travaillait plus, elle avait abandonn? la plupart de ses le?ons; elle si matinale, restait au lit parfois jusqu’? l’apr?s-midi: elle n’avait pas plus de raisons pour se lever que pour se coucher; elle mangeait ? peine, ou ne mangeait pas. Seulement les jours o? son fr?re avait cong?, – le jeudi dans l’apr?s-midi, et le dimanche, d?s le matin, – elle se for?ait pour ?tre avec lui comme elle ?tait autrefois.
Il ne s’apercevait de rien. Il ?tait trop amus? ou distrait par sa vie nouvelle, pour bien observer sa s?ur. Il ?tait dans cette p?riode de la jeunesse, o? l’on a peine ? se livrer, o? l’on a l’air indiff?rent ? des choses qui vous touchaient nagu?re et qui vous remueront plus tard. Les personnes ?g?es semblent parfois avoir des impressions plus fra?ches, des jouissances plus na?ves de la nature et de la vie que les jeunes gens de vingt ans. On dit alors que les jeunes gens sont moins jeunes de c?ur et plus blas?s. C’est le plus souvent une erreur. Ce n’est pas qu’ils soient blas?s, s’ils paraissent insensibles. C’est qu’ils ont l’?me absorb?e par des passions, des ambitions, des d?sirs, des id?es fixes. Quand le corps est us? et qu’il n’y a plus rien ? attendre de la vie, les ?motions d?sint?ress?es retrouvent alors leur place; et se rouvre la source des larmes enfantines. Olivier ?tait pris par mille petites pr?occupations, dont la plus importante ?tait une absurde passionnette, – (il en avait toujours) – qui l’obs?dait au point de le rendre aveugle et indiff?rent pour tout le reste. Antoinette ne savait point ce qui se passait dans son fr?re; elle voyait seulement qu’il se retirait d’elle. Ce n’?tait pas tout ? fait la faute d’Olivier. Parfois, il se r?jouissait, en venant, de la revoir et de lui parler. Il entrait. Tout de suite, il ?tait glac?. L’affection inqui?te, la fi?vre avec laquelle elle s’accrochait ? lui, elle buvait ses paroles, elle l’accablait de pr?venances, – cet exc?s de tendresse et d’attention tr?pidante lui enlevait aussit?t tout d?sir de se confier. Il aurait d? se dire qu’Antoinette n’?tait pas dans son ?tat normal. Rien n’?tait plus loin de la discr?tion d?licate qu’elle gardait ? l’ordinaire. Mais il n’y r?fl?chissait pas. ? ses questions, il opposait un oui, ou un non tr?s sec. Il se raidissait dans son mutisme, d’autant plus qu’elle cherchait ? l’en faire sortir, ou m?me il la blessait par une r?ponse brusque. Alors, elle se taisait aussi, accabl?e. Leur journ?e s’?coulait, se perdait. – ? peine avait-il pass? le seuil de la maison pour retourner ? l’?cole, qu’il ?tait inconsolable de sa fa?on d’agir. Il s’en tourmentait, la nuit, en pensant ? la peine qu’il avait faite. Il lui arrivait m?me, aussit?t rentr? ? l’?cole, d’?crire ? sa s?ur une lettre pleine d’effusions. – Mais le lendemain matin, quand il l’avait relue, il la d?chirait. Et Antoinette n’en savait rien. Elle croyait qu’il ne l’aimait plus.
*
Elle eut encore, – sinon une derni?re joie, – un dernier ?moi de tendresse juv?nile o? son c?ur se reprit, un r?veil d?sesp?r? de sa force d’amour et d’espoir de bonheur. Ce fut absurde d’ailleurs, et si contraire ? sa calme nature! Il fallut, pour que cela f?t possible, le trouble o? elle se trouvait, cet ?tat de torpeur et de surexcitation, avant-coureur du mal.
Elle ?tait ? un concert du Ch?telet, avec son fr?re. Comme il venait d’?tre charg? de la critique musicale dans une petite Revue, ils ?taient un peu mieux plac?s qu’autrefois, mais au milieu d’un public beaucoup plus antipathique. Ils avaient des strapontins d’orchestre pr?s de la sc?ne. Christophe Krafft devait jouer. Ils ne connaissaient pas ce musicien allemand. Quand elle le vit para?tre, son sang reflua au c?ur. Bien que ses yeux fatigu?s ne le vissent qu’? travers un brouillard, elle n’eut aucun doute quand il entra: elle reconnut l’ami inconnu des mauvais jours d’Allemagne. Elle n’avait jamais parl? de lui ? son fr?re; c’?tait ? peine si elle avait pu s’en parler ? elle-m?me: toute sa pens?e avait ?t? absorb?e depuis par les soucis de la vie. Et puis, elle ?tait une raisonnable petite Fran?aise, qui se refusait ? admettre un sentiment obscur, dont la source lui ?chappait, et qui ?tait sans avenir. Il y avait en elle toute une province de l’?me, aux profondeurs insoup?onn?es, o? dormaient bien d’autres sentiments, qu’elle e?t eu honte de voir: elle savait qu’ils ?taient l?; mais elle en d?tournait les yeux, par une sorte de terreur religieuse pour cet ?tre qui se d?robe au contr?le de l’esprit.
Quand elle fut un peu remise de son trouble, elle emprunta la lorgnette de son fr?re, pour regarder Christophe, elle le voyait de profil, au pupitre de chef d’orchestre, et elle reconnut son expression violente et concentr?e. Il portait un habit d?fra?chi, qui lui allait fort mal. – Antoinette assista, muette et glac?e, aux p?rip?ties de ce lamentable concert, o? Christophe se heurta ? la malveillance non dissimul?e d’un public, qui ?tait mal dispos? pour les artistes allemands, et que sa musique assomma [2] . Quand, apr?s une symphonie qui avait sembl? trop longue, il reparut pour jouer quelques pi?ces pour piano, il fut accueilli par des exclamations gouailleuses, qui ne laissaient aucun doute sur le peu de plaisir qu’on avait ? le revoir. Il commen?a pourtant ? jouer, dans l’ennui r?sign? du public; mais les remarques d?sobligeantes, ?chang?es ? voix haute entre les auditeurs des derni?res galeries, continu?rent d’aller leur train, pour la joie du reste de la salle. Alors il s’interrompit; par une incartade d’enfant terrible, il joua avec un doigt l’air: Malbrough s’en va-t-en guerre , puis, se levant du piano, il dit en face au public:
– Voil? ce qu’il vous faut!
Le public, un moment incertain sur les intentions du musicien, ?clata en vocif?rations. Une sc?ne de vacarme invraisemblable suivit. On sifflait, on criait:
– Des excuses! qu’il vienne faire des excuses!
Les gens, rouges de col?re s’excitaient, t?chaient de se persuader qu’ils ?taient r?ellement indign?s; et peut-?tre ils l’?taient, mais, plus s?rement, ravis de cette occasion de se d?tendre et de faire du bruit: tels, des coll?giens apr?s deux heures de classe.
Antoinette n’avait pas la force de bouger; elle ?tait comme p?trifi?e; ses doigts crisp?s d?chiraient en silence un de ses gants. Depuis les premi?res notes de la symphonie, elle avait pr?vu ce qui allait se passer, elle percevait l’hostilit? sourde du public, elle la sentait grandir, elle lisait en Christophe, elle ?tait s?re qu’il n’irait pas jusqu’au bout sans un ?clat; elle attendait cet ?clat, avec une angoisse croissante; elle se tendait pour l’emp?cher; et quand cela fut venu, cela ?tait tellement comme elle l’avait pr?vu qu’elle fut ?cras?e ainsi que par une fatalit?, contre laquelle il n’y avait rien ? faire. Et comme elle regardait toujours Christophe, qui fixait insolemment le public qui le huait, leurs regards se crois?rent. Les yeux de Christophe la reconnurent peut-?tre une seconde; mais, dans l’orage qui l’emportait, son esprit ne la reconnut pas: (il ne pensait plus ? elle). Il disparut au milieu des sifflets.
Elle e?t voulu crier, dire quelque chose: elle ?tait ligot?e, comme dans un cauchemar. Ce lui ?tait un soulagement d’entendre ? ses c?t?s son brave petit fr?re, qui, sans se douter de ce qui se passait en elle, avait partag? ses angoisses et son indignation. Olivier ?tait profond?ment musicien, et il avait une ind?pendance de go?t, que rien n’e?t pu entamer: quand il aimait une chose, il l’e?t aim?e contre le monde entier. D?s les premi?res mesures de la symphonie, il avait senti quelque chose de grand, que jamais encore il n’avait rencontr? dans sa vie. Il r?p?tait ? mi-voix, avec une ardeur profonde:
– Comme c’est beau! Comme c’est beau!… tandis que sa s?ur se serrait instinctivement contre lui avec reconnaissance. Apr?s la symphonie, il avait applaudi rageusement, pour protester contre l’indiff?rence ironique du public. Quand vint le grand chambard, il fut hors de lui: ce gar?on timide se leva, il criait que Christophe avait raison, il interpellait les siffleurs, il avait envie de se battre. Sa voix se perdait au milieu du bruit; il se fit apostropher grossi?rement: on le traita de morveux, et on l’envoya coucher. Antoinette, qui savait l’inutilit? de toute r?volte, le prit par le bras, en disant: