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Les deux enfants s’aimaient de tout c?ur; mais ils ?taient trop diff?rents pour vivre ensemble. Chacun allait de son c?t?, et poursuivait ses chim?res. ? mesure qu’Antoinette grandissait, elle devenait plus jolie; on le lui disait, et elle le savait: elle en ?tait heureuse, elle se forgeait des romans pour l’avenir. Olivier, malingre et triste, se sentait constamment froiss? par tous ses contacts avec le monde ext?rieur; et il se r?fugiait dans son absurde petit cerveau: il se contait des histoires. Il avait un besoin ardent et f?minin d’aimer et d’?tre aim?; et, vivant seul, en dehors de tous ceux de son ?ge, il s’?tait fait deux ou trois amis imaginaires: l’un s’appelait Jean, l’autre ?tienne, l’autre Fran?ois; il ?tait toujours avec eux. Aussi, n’?tait-il jamais avec ceux qui l’entouraient. Il ne dormait pas beaucoup, et r?vassait sans cesse. Le matin, quand on l’avait arrach? de son lit, il s’oubliait, ses deux petites jambes nues pendant hors de son lit, ou, bien souvent, deux bas enfil?s sur la m?me jambe. Il s’oubliait, ses deux mains dans sa cuvette. Il s’oubliait ? sa table de travail, en ?crivant une ligne, en apprenant sa le?on: il r?vait pendant des heures; et apr?s il s’apercevait soudain, avec terreur, qu’il n’avait rien appris. ? d?ner, il ?tait ahuri quand on lui adressait la parole; il r?pondait, deux minutes apr?s qu’on l’avait interrog?; il ne savait plus ce qu’il voulait dire, au milieu de sa phrase. Il s’engourdissait dans le murmure de sa pens?e et dans les sensations famili?res des jours de province monotones, qui s’?coulaient avec lenteur: la grande maison, ? moiti? vide, dont on n’habitait qu’une partie; les caves et les greniers immenses et redoutables; les chambres myst?rieusement closes, volets ferm?s, meubles v?tus de housses, glaces voil?es, flambeaux envelopp?s; les vieux portraits de famille, au sourire obs?dant; les gravures Empire, d’un h?ro?sme vertueux et polisson: Alcibiade et Socrate chez la courtisane, Antiochus et Stratonice, l’histoire d’Epaminondas, Belisaire mendiant… Au dehors, le bruit du mar?chal ferrant dans la forge d’en face, la danse boiteuse des marteaux sur l’enclume, le hal?tement du soufflet poussif, l’odeur de la corne grill?e, les battoirs des laveuses accroupies au bord de l’eau, les coups sourds du couperet du boucher dans la maison voisine, le pas d’un cheval sonnant sur le pav? de la rue, le grincement d’une pompe, le pont tournant sur le canal, les lourds bateaux, charg?s de piles de bois, lentement d?filant, hal?s au bout d’une corde, devant le jardin suspendu, la petite cour dall?e, avec un carr? de terre, o? poussaient deux lilas, au milieu d’un massif de g?raniums et de p?tunias, les caisses de lauriers et de grenadiers en fleurs sur la terrasse au-dessus du canal; parfois, le vacarme d’une foire sur la place voisine, les paysans en blouses bleues luisantes, et les cochons braillants… Et le dimanche, ? l’?glise, le chantre qui chantait faux, le vieux cur? qui s’endormait en disant la messe; la promenade en famille sur l’avenue de la gare, o? l’on passait son temps ? ?changer des coups de chapeau c?r?monieux avec d’autres malheureux, qui se croyaient ?galement oblig?s ? se promener ensemble, – jusqu’? ce qu’enfin on arriv?t dans les champs ensoleill?s, au-dessus desquels, invisibles, se balan?aient les alouettes, – ou le long du canal miroitant et mort, des deux c?t?s duquel les peupliers align?s frissonnaient… Et puis, c’?taient les grands d?ners, les mangeries interminables, o? l’on parlait de mangeaille, avec science et volupt?: car il n’y avait l? que des connaisseurs; et la gourmandise est, en province, la grande occupation, l’Art par excellence. Et l’on parlait aussi d’affaires, et de gauloiseries et, ??, et l?, de maladies, avec des d?tails sans fin… – Et le petit gar?on, assis dans son coin, ne faisait pas plus de bruit qu’une petite souris, grignotait, ne mangeait gu?re, et ?coutait de toutes ses oreilles. Rien ne lui ?chappait; ce qu’il entendait mal, son imagination y suppl?ait. Il avait ce don singulier, qu’on observe souvent chez les enfants des vieilles familles, o? l’empreinte des si?cles est trop fortement marqu?e, de deviner des pens?es, qu’il n’avait jamais eues encore, et qu’il comprenait ? peine. – Il y avait aussi la cuisine, o? s’?laboraient des myst?res sanglants et succulents; et la vieille bonne, qui racontait des contes burlesques et effrayants… Enfin, c’?tait, le soir, le vol silencieux des chauves-souris, la terreur des vies monstrueuses, que l’on savait grouiller dans les entrailles de la vieille maison; les gros rats, les araign?es ?normes et velues; la pri?re au pied du lit, o? l’on n’?coutait gu?re ce que l’on disait – la petite cloche saccad?e de l’hospice voisin, qui sonnait le coucher des religieuses; – le lit blanc, l’?le des r?ves…

Les meilleurs moments de l’ann?e ?taient ceux qu’on passait dans une propri?t? de famille, ? quelques lieues de la ville, au printemps et ? l’automne. L?, on pouvait r?ver tout ? son aise: on ne voyait personne. Comme la plupart des petits bourgeois, les deux enfants ?taient tenus ? l’?cart des gens du peuple: domestiques, fermiers, qui leur inspiraient au fond un peu de crainte et de d?go?t. Ils tenaient de leur m?re un d?dain aristocratique – ou plut?t, essentiellement bourgeois, – pour les travailleurs manuels. Olivier passait les journ?es, perch? dans les branches d’un fr?ne, et lisant des histoires merveilleuses: la d?licieuse mythologie, les Contes de Mus?us, ou de Mme d’Aulnoy, ou les Mille et une Nuits , ou des romans de voyage. Car il avait cette ?trange nostalgie des terres lointaines, «ces r?ves oc?aniques», qui tourmentent parfois les jeunes gar?ons des petites villes de provinces fran?aises. Un fourr? lui cachait la maison; et il pouvait se croire tr?s loin. Mais il se savait tout pr?s; et il en ?tait bien aise: car il n’aimait pas trop ? s’?loigner tout seul; il se sentait perdu dans la nature. Les arbres houlaient autour. ? travers le nid de feuillage il voyait au loin les vignes jaunissantes, les prairies o? paissaient les vaches bigarr?es, dont les meuglements lents remplissaient le silence de la campagne assoupie. Les coqs ? la voix per?ante se r?pondaient d’une ferme ? l’autre. On entendait le rythme in?gal des fl?aux dans les granges. Dans cette paix des choses, la vie fi?vreuse des myriades d’?tres coulait ? pleins bords. Olivier surveillait d’un ?il inquiet les colonnes des fourmis perp?tuellement press?es, et les abeilles lourdes de butin, qui ronflent comme des tuyaux d’orgues, et les gu?pes superbes et stupides, qui ne savent ce qu’elles veulent, – tout ce monde de b?tes affair?es, qui semblent d?vor?es du d?sir d’arriver quelque part… O? cela? Elles l’ignorent. N’importe o?! Quelque part… Olivier avait un frisson, au milieu de cet univers aveugle et ennemi. Il tressaillait, comme un levraut, au bruit d’une pomme de pin qui tombait, ou d’une branche s?che qui se cassait… Il se rassurait, en entendant, ? l’autre bout du jardin, tinter les anneaux de la balan?oire, o? Antoinette se ber?ait, avec rage.

Elle r?vait aussi; mais c’?tait ? sa fa?on. Elle passait la journ?e ? fureter dans le jardin, gourmande, curieuse, et rieuse, picorant les raisins des vignes comme une grive, d?tachant en cachette une p?che de l’espalier, grimpant sur un prunier, ou lui donnant en passant de petites tapes sournoises, pour faire tomber la pluie des mirabelles d’or, qui fondent dans la bouche comme un miel parfum?. Ou elle cueillait des fleurs, bien que ce f?t d?fendu: vite, elle arrachait une rose qu’elle convoitait depuis le matin, et elle se sauvait avec, dans la charmille au fond du jardin. Alors, elle enfouissait son petit nez voluptueusement dans la fleur enivrante, elle la baisait, la mordait, la su?ait; et puis, elle cachait son larcin, elle l’enfon?ait dans son cou, contre sa gorge, entre ses deux petits seins, qu’elle regardait curieusement se gonfler sous sa chemisette entre-b?ill?e… Une volupt? aussi, exquise et d?fendue, ?tait d’enlever ses chaussures et ses bas, et de s’en aller, pieds nus, sur le sablon frais des all?es, et sur l’herbe mouill?e des pelouses, et sur les pierres glac?es d’ombre, ou br?lantes de soleil, et dans le petit ruisseau qui coulait ? la lisi?re du bois, de baiser avec ses pieds, ses jambes, ses genoux, l’eau, la terre et la lumi?re. Couch?e ? l’ombre des sapins, elle regardait ses mains transparentes au soleil, et elle promenait machinalement ses l?vres sur le tissu satin? de ses bras fins et dodus. Elle se faisait des couronnes, des colliers, des robes de feuilles de lierre et de feuilles de ch?ne; elle y piquait des chardons bleus, et de la rouge ?pine-vinette et de petites branches de sapin avec leurs fruits verts: elle avait l’air d’une petite princesse barbare. Et elle dansait, toute seule, autour du jet d’eau; et, les bras ?tendus, elle tournait, elle tournait, jusqu’? ce que la t?te lui tourn?t, et qu’elle se laiss?t choir sur la pelouse, la figure enfouie dans l’herbe, et riant aux ?clats, pendant plusieurs minutes, sans pouvoir s’arr?ter, et sans savoir pourquoi.

Ainsi coulaient les jours des deux enfants, ? quelques pas l’un de l’autre, sans s’occuper l’un de l’autre, – sauf lorsque Antoinette s’avisait, en passant, de jouer une niche ? son fr?re, de lui lancer au nez une poign?e d’aiguilles de pin, ou de secouer son arbre, en mena?ant de le faire tomber, ou de lui faire peur, en se lan?ant sur lui et criant brusquement:

– Hou! Hou!…

Elle ?tait prise parfois d’une fureur de le taquiner. Elle le faisait descendre de son arbre, en pr?tendant que sa m?re l’appelait. Puis, quand il ?tait descendu, elle montait ? sa place, et n’en voulait plus bouger. Alors Olivier geignait, et mena?ait de se plaindre. Mais il n’y avait pas de danger qu’Antoinette s’?ternis?t sur l’arbre: elle ne pouvait rester deux minutes en repos. Quand elle s’?tait bien moqu?e d’Olivier, du haut de la branche, quand elle l’avait fait enrager ? son aise, et qu’il ?tait pr?s de pleurer, elle d?gringolait en bas, se jetait sur lui, le secouait en riant, l’appelait «petit serin», et le roulait par terre, en lui frottant le nez avec des poign?es d’herbe. Il essayait de lutter; mais il n’?tait pas de force. Alors, il ne bougeait plus, couch? sur le dos, comme un hanneton, ses bras maigres clou?s sur le gazon par les robustes menottes d’Antoinette; et il prenait un air lamentable et r?sign?. Antoinette n’y r?sistait pas: elle le regardait vaincu et soumis; elle ?clatait de rire, l’embrassait brusquement, et elle le laissait, – non sans lui avoir, en guise d’adieu, enfonc? un petit tapon d’herbe fra?che dans la bouche: ce qu’il d?testait par-dessus tout, parce qu’il ?tait extr?mement d?go?t?. Et il crachait, il s’essuyait la bouche, il protestait avec indignation, tandis qu’elle se sauvait ? toutes jambes, en riant.

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