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– Ah! Olivier!… Olivier!…

Elle enleva de son cou la m?daille qu’elle portait, et la mit au cou de son fr?re. Elle recommanda son cher Olivier ? son confesseur, ? son m?decin, ? tous. On sentait qu’elle vivait d?sormais en lui, que, sur le point de mourir, elle se r?fugiait dans cette vie, comme dans une ?le. Par moments, elle semblait gris?e par une exaltation mystique de tendresse et de foi, elle ne sentait plus son mal; la tristesse ?tait devenue joie, – une joie divine, qui rayonnait sur sa bouche, dans ses yeux. Elle r?p?tait:

– Je suis heureuse…

La torpeur la gagnait. Dans ses derniers instants de conscience, ses l?vres remuaient, on voyait qu’elle se r?citait quelque chose. Olivier vint ? son chevet, et se pencha sur elle. Elle le reconnut encore, et lui sourit faiblement; ses l?vres continuaient de remuer, et ses yeux ?taient pleins de larmes. On n’entendait pas ce qu’elle voulait dire… Mais Olivier saisit, comme un souffle, ces mots de la vieille chanson, qu’ils aimaient tant, qu’elle lui avait chant?e bien des fois:

I will come again, my sweet and bonny, I will come again.

(«Je reviendrai, bien aim?, je reviendrai…»)

Puis, elle retomba dans sa torpeur… Et elle s’en alla.

*

Elle inspirait, sans le savoir, une sympathie profonde ? beaucoup de personnes qu’elle ne connaissait pas: ainsi, dans la propre maison, dont elle ignorait jusqu’au nom des locataires, Olivier re?ut des marques de compassion de gens qui lui ?taient ?trangers. L’enterrement d’Antoinette ne fut pas d?laiss?, comme l’avait ?t? celui de sa m?re. Des amis, des camarades de son fr?re, des familles chez qui elle avait donn? des le?ons, des ?tres aupr?s desquels elle avait pass?, muette, ne disant rien de sa vie, et qui ne lui en disaient rien, mais qui l’admiraient en secret, sachant son d?vouement, m?me de pauvres gens, la femme de m?nage qui l’aidait, de petits fournisseurs du quartier, la suivirent jusqu’au cimeti?re. Olivier avait ?t?, d?s le soir de la mort, recueilli par Mme Nathan, emmen? malgr? lui, distrait de force de sa douleur.

C’?tait bien le seul moment de sa vie, o? il lui f?t possible de r?sister ? une telle catastrophe, – le seul o? il ne lui f?t pas permis de se livrer tout entier ? son d?sespoir. Il venait de commencer une vie nouvelle, il faisait partie d’un groupe, il ?tait entra?n? par le courant, en d?pit qu’il en e?t. Les occupations et les soucis de son ?cole, la fi?vre intellectuelle, les examens, la lutte pour la vie, l’emp?chaient de s’enfermer en lui: il ne pouvait ?tre seul. Il en souffrait: mais ce fut son salut. Un an plus t?t, quelques ann?es plus tard, il ?tait perdu.

Cependant, il s’isola autant qu’il put dans le souvenir de sa s?ur. Il eut le chagrin de ne pouvoir conserver l’appartement, o? ils avaient v?cu ensemble: il n’avait pas d’argent. Il esp?rait que ceux qui semblaient s’int?resser ? lui comprendraient sa d?tresse de ne pouvoir sauver ce qui avait ?t? ? elle. Mais personne ne parut comprendre. Avec de l’argent emprunt? en partie, en partie gagn? par des r?p?titions, il loua une mansarde, o? il entassa tout ce qu’il put faire tenir des meubles de sa s?ur: son lit, sa table, son fauteuil. Il s’y fit un sanctuaire de son souvenir. Il allait s’y r?fugier, les jours o? il ?tait abattu. Ses camarades croyaient qu’il avait une liaison. Il ?tait l? pendant des heures, ? r?ver d’elle, le front dans les mains: car il avait le malheur de ne poss?der aucun portrait d’elle, qu’une petite photographie prise quand elle ?tait enfant, et qui les repr?sentait tous deux ensemble. Il lui parlait. Il pleurait… O? ?tait-elle? Ah! si elle avait ?t? seulement ? l’autre bout du monde, en quelque lieu que ce f?t, si inaccessible que ce f?t, – avec quelle joie, quelle ardeur invincible, il se f?t lanc? ? la recherche, ? travers mille souffrances, d?t-il marcher pieds nus pendant des si?cles, si du moins chacun de ses pas l’avait rapproch? d’elle!… Oui, m?me s’il n’avait eu qu’une chance sur mille d’arriver jusqu’? elle… Mais rien… Nul moyen de la rejoindre jamais… Quelle solitude! Comme il ?tait livr?, maladroit, enfantin dans la vie, maintenant qu’elle n’?tait plus l? pour l’aimer, le conseiller, le consoler!… Celui qui a eu le bonheur de conna?tre, une fois dans le monde, l’intimit? compl?te, sans limites, d’un c?ur ami, a connu la plus divine joie, – une joie qui le rendra mis?rable, tout le reste de sa vie…

Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice nella miseria…

Le pire des malheurs est, pour les ?mes faibles et tendres, d’avoir une fois connu le plus grand des bonheurs.

Mais si triste qu’il soit de perdre, au d?but de sa vie, ceux qu’on aime, c’est encore moins affreux que plus tard, quand les sources de la vie sont taries. Olivier ?tait jeune; et, malgr? son pessimisme natif, malgr? son infortune, il avait besoin de vivre. Il semblait qu’Antoinette, en mourant, e?t souffl? une partie de son ?me ? son fr?re. Il le croyait. Sans avoir la foi, comme elle, il se persuadait obscur?ment que sa s?ur n’?tait pas tout ? fait morte, qu’elle vivait en lui, ainsi qu’elle l’avait promis. Une croyance de Bretagne veut que les jeunes morts ne soient pas morts: ils continuent de flotter aux lieux o? ils v?curent, jusqu’? ce qu’ils aient accompli la dur?e normale de leur existence. – Ainsi, Antoinette continuait de grandir aupr?s d’Olivier.

Il relisait les papiers qu’il avait trouv?s d’elle. Par malheur, elle avait presque tout br?l?. D’ailleurs, elle n’?tait pas femme ? tenir registre de sa vie int?rieure. Elle e?t rougi de d?v?tir sa pens?e. Elle avait seulement un petit carnet de notes presque incompr?hensibles pour tout autre que pour elle, – un agenda minuscule, o? elle avait inscrit sans aucune remarque, certaines dates, certains petits ?v?nements de sa vie journali?re, qui avaient ?t? pour elle l’occasion de joies et d’?motions, qu’elle n’avait pas besoin de noter en d?tail, pour les revivre. Presque toutes ces dates se rapportaient ? des faits de la vie d’Olivier. Elle avait conserv?, sans en perdre une seule, toutes les lettres qu’il lui avait ?crites. – H?las! il avait ?t? moins soigneux: il avait laiss? perdre presque toutes celles qu’il avait re?ues d’elle. Qu’avait-il besoin de lettres? Il pensait qu’il aurait toujours sa s?ur: la ch?re source de tendresse semblait intarissable; il se croyait s?r de pouvoir y rafra?chir toujours ses l?vres et son c?ur; il avait gaspill? avec impr?voyance l’amour qu’il en avait re?u, et dont il e?t voulu maintenant recueillir jusqu’aux moindres gouttelettes… Quelle ?motion il eut, quand, feuilletant un des livres de po?sie d’Antoinette, il y trouva, sur un chiffon de papier, ces mots ?crits au crayon:

– «Olivier, mon cher Olivier!…»

Il fut sur le point de d?faillir. Il sanglotait, pressant contre ses l?vres la bouche invisible, qui de la tombe lui parlait. – Depuis ce jour, il prit chacun de ses livres, et chercha page par page si elle n’y avait point laiss? quelque autre confidence. Il trouva le brouillon de la lettre ? Christophe. Il apprit alors le roman silencieux qui s’?tait ?bauch? en elle; il p?n?tra pour la premi?re fois dans sa vie sentimentale, qu’il ignorait, et qu’il n’avait pas cherch? ? conna?tre; il rev?cut les derniers jours de trouble, o?, abandonn?e par lui, elle tendait les bras vers l’ami inconnu. Jamais elle ne lui avait confi? qu’elle avait d?j? vu Christophe. Quelques lignes de sa lettre lui r?v?laient qu’ils s’?taient rencontr?s nagu?re en Allemagne. Il comprenait que Christophe avait ?t? bon pour Antoinette, dans une circonstance dont il ne savait point les d?tails, et que de l? datait le sentiment d’Antoinette, dont elle avait gard? le secret jusqu’? la fin.

Christophe, qu’il aimait d?j? pour la beaut? de son art, lui devint sur-le-champ indiciblement cher. Elle l’avait aim?: il semblait ? Olivier que c’?tait elle encore qu’il aimait en Christophe. Il fit tout pour se rapprocher de lui. Ce ne fut pas facile de retrouver ses traces. Christophe avait disparu, apr?s son ?chec, dans l’immense Paris; il s’?tait retir? de tous, et nul ne s’occupait de lui. Apr?s des mois, le hasard fit qu’Olivier rencontra dans la rue Christophe, bl?me et creus? par la maladie dont il sortait ? peine. Mais il n’eut pas le courage de l’arr?ter. Il le suivit de loin, jusqu’? sa maison. Il voulut lui ?crire: il ne put s’y d?cider. Que lui ?crire? Olivier n’?tait pas seul, Antoinette ?tait avec lui: son amour, sa pudeur avaient pass? en lui; la pens?e que sa s?ur avait aim? Christophe le rendait, devant Christophe, rougissant, comme s’il avait ?t? elle. Et, pourtant, qu’il e?t voulu parler d’elle avec lui! – Mais il ne le pouvait pas. Son secret lui scellait les l?vres.

Il cherchait ? rencontrer Christophe. Il allait partout o? il pensait que Christophe pouvait aller. Il br?lait du d?sir de lui tendre la main. Et d?s qu’il le voyait, il se cachait, pour n’?tre pas vu de lui.

*

Enfin, Christophe le remarqua, dans un salon ami, o? ils se trouv?rent un soir. Olivier se tenait loin de lui, et il ne disait rien; mais il le regardait. Et sans doute qu’Antoinette, ce soir-l?, ?tait avec Olivier: car Christophe la vit dans les yeux d’Olivier; et ce fut son image, brusquement ?voqu?e, qui le fit venir, ? travers tout le salon, vers le messager inconnu, qui lui apportait comme un jeune Herm?s, le salut triste et doux de l’ombre bienheureuse.

(1908)

[1] La r?volte.

[2] La foire sur la place.



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