Je lui donnai quelque argent, et, ajoutant un shelling, je lui dis: «Achetez, avec ce shelling, quelque chose au petit». Elle commença par prendre l’argent; mais tout à coup elle le rendit, disant: «Si vous avez tant de bonté pour moi et pour le petit, achetez-lui quelque chose, dans la première boutique, vous-même. Cet enfant, depuis qu’il est né, n’a jamais reçu aucun cadeau de personne».
Je la regardais tout ému – et je serrai, avec amitié, avec estime, la main de cette femme… perdue.
Les amateurs de la réhabilitation feraient peut-être mieux de sortir de ces boudoirs parfumés, où ils trouvent, sur des sophas couverts de velours et de damas, des dames aux camélias et des dames aux perles, pour s’encanailler un peu. Ils trouveraient, au coin des rues, en regardant en face la débauche fatale, la débauche imposée par la faim, la débauche qui entraîne sans merci ni miséricorde, qui ne permet ni de s’arrêter, ni de prendre haleine, des sujets d’étude un peu plus sérieux. Les chiffonniers trouvent plus souvent des diamants dans le ruisseau que dans les oripeaux de théâtre, semés de paillettes de papier doré.
Cela me rappelle le malheureux Gérard de Nerval. Dans les derniers temps, avant son suicide, il s’absentait très souvent pour deux ou trois jours. On sut enfin qu’il passait son temps dans les estaminets les plus mal famés. Là, il avait fait connaissance avec des voleurs, des rôdeurs de barrières. Il jouait aux cartes avec eux, il les régalait et dormait quelquefois sous leur égide. Ses amis le prièrent de ne plus y aller. Mais Nerval leur répondit, avec une grande naïveté: «Chers amis, je vous assure, que vous avez des préjugés étranges et injustes contre ces gens-là. Croyez-moi, ils ne sont ni meilleurs ni pires que tous les autres que j’ai connus». – Alors les honnêtes gens ne doutèrent plus de l’aliénation mentale du traducteur de «Faust».
Le jour fatal approchait, la peur devenait de plus en plus grande. Je regardais avec servilité le docteur, et, ce personnage mystérieux, la sage-femme. Ni N…, ni moi, ni notre jeune femme de chambre, nous ne savions ce qu’il fallait faire. Heureusement, une vieille et bonne dame vint, de Moscou, chez nous, et prit d’une main ferme les rênes du gouvernement. – J’obéissais comme un nègre.
Une fois, au milieu de la nuit, j’entends une voix qui m’appelle, j’ouvre les yeux; la vieille dame, en jaquette de nuit, un foulard sur la tête, un bougeoir à la main, était là: m’ordonnant d’envoyer à l’instant chercher le docteur et la sace-femme. Je mourais de frayeur – comme si c’eût été une surprise, comme si nous n’avions pas parlé des mois entiers de ce moment! Avec quel bonheur je me serais tourné sur l’autre côté, après avoir pris une dose d’opium pour dormir pendant tout le temps du danger! – Mais il n’y avait rien à faire. – Je m’habillai tout tremblant; j’envoyai le domestique, et m’élançai dans la chambre à coucher de N… – Je lui prenais les mains; j’ennuyais la vieille dame par des questions insipides et je sortais dix fois par minute dans le vestibule pour écouter si on n’entendait pas le bruit d’un équipage. – C’était une nuit chaude d’été, tout était tranquille et calme; les oiseaux commençaient à chanter; l’aurore colorait les feuilles des arbres du jardin; j’aspirais l’air fortement et je retournais dans la chambre à coucher. – Enfin, on entendit une voiture roulant sur le Pont! – Grâce à Dieu! – Ils arrivaient encore à temps.
A onze heures du matin, je tresaillis comme frappé d’un coup électrique. Le cri fort d’un nouveau-né avait frappé mes oreilles. «C’est un garçon!» – criait la vieille dame, tout en larmes elle-même, et me l’apportant sur un coussin. Je voulais le prendre; mais mes mains tremblaient si fort que la vieille dame ne voulut pas me le donner.
Toute idée de danger avait disparu (quoique très souvent ce soit alors que le danger commence). Une joie folle s’empara de moi, comme si j’avais un carillon de toutes les cloches, un brouhaha de fête à l’intérieur. N… me souriait, souriait à l’enfant, pleurait, riait; et seulement la respiration spasmodique et une pâleur mortelle rappelaient les souffrances de tout à l’heure.
Je quittais l’appartement; j’entrai chez moi, et, complètement brisé, je me jetai sur mon canapé; sans pensée déterminée, sans me rendre compte de ce qui s’était passé, je restai là – dans une souffrance de bonheur.
J’ai vu encore, ailleurs, de jeunes traits exprimant à la fois cette souffrance et ce bonheur: de jeunes traits où la mort et une joie douce et suave planaient ensemble. C’était à Rome, dans la galerie du prince C… Je les ai <tout> de suite reconnus, en regardant la Madone de Van Eyck, et je me suis arrêté tressaillant – et je ne pouvais pas m’arracher de ce tableau.
Jésus vient de naître, on le montre à la Madone. Brisée, fatiguée, languissante, sans une goutte de sang dans la figure, elle sourit à l’enfant et arrête sur lui un regard faible qui se fond en amour.
Il faut le dire, la vierge-mère ne va pas du tout dans la religion célibataire du christianisme. Avec elle, dans l’éternel enterrement du monde par l’église, dans le dernier jugement et autres horreurs de la théodicée sacrée, pénètrent la vie, la douceur, l’amour.
C’est pour cela que le protestantisme ne chassa que la Madone de ses hangars de piétisme, de ses fabriques de sermons. Elle confond l’ordre divin de la Trinité; elle ne peut pas se défaire de la nature terrestre; elle chauffe l’enceinte froide de l’église, et reste, quand-même, femme et mère. Par un enfantement naturel, elle se venge de la conception miraculeuse, et elle arrache au moine ascète une bénédiction – à son ventre.
Michel Ange et Rafael ont compris tout cela avec leurs pinceaux.
Dans le Dernier Jugement de la Chapelle Sixtine, dans cette Saint-Barthélémy au ciel, nous voyons le Fils allant fêter la vengeance divine. – Il a déjà levé une main; à l’instant il donnera le signal, et les tortures, les martyres, un auto-da-fé universel commenceront aux sons terribles de la trompette. Mais à côté de lui, une femme, sa mère, tremblante, dolorosa, se presse contre lui. – Peut-être en la regardant, il s’adoucira; il oubliera sa dure parole, «femme, qu’y a-t-il entre moi et toi?», et il ne donnera pas le signal.
La Madone Sixtine, de son côté, c’est Mignon de Gœthe après ses couches. On l’a effrayée par un sort sans exemple; elle a perdu la tête.
Was hat man dir, du, armes Kind, getan!
Sa tranquillité intérieure est détruite. On lui a fait accroire quе son fils – est un fils de Dieu. Elle le regarde dans un état d’exaltation nerveuse, magnétique, et semble dire: «Prenez-le, il n’est pas à moi». Et en même temps elle le presse… de manière qu’on voit très bien que, si c’était possible, elle s’enfuirait au fond des forêts, et, loin des hommes, caresserait, allaiterait, non pas le sauveur du monde, – mais son enfant, à elle. Et tout cela, parce qu’elle est restée femme et n’a rien de commun avec dieux femelles, les Isis, les Cérès, les Dianes.
C’est aussi pour cela qu’il lui était si facile de vaincre la froide Aphrodite, cette Ninon de Lenclos de l’Olympe, des enfants de laquelle personne ne se soucie. Marie la Vierge, avec son fils dans ses bras, baissant doucement sur lui ses regards, est entourée d’une toute autre auréole de sainteté que sa rivale соquette.
II me semble que Pie IX et le Conclave ont agi avee beaucoup de conséquence en proclamant l’immaculée conception de la Vierge. Marie, née comme vous et moi, prendra nécessairement notre parti; elle représentera la pacification vivante de l’espirt et de la chair. Mais si elle, non plus, n’est pas née d’une manière humaine, qu’a-t-elle de commun avec nous? – Elle n’aura pas de pitié pour nous. Gretchen ne pourra pas lui confier sa faute. – La chair est encore une fois maudite; l’église encore une fois plus nécessaire pour le salut.