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Il était difficile d’ajouter quelque chose à notre bonheur; et pourtant la nouvelle d’un être à venir, d’un enfant, découvrit dans notre cœur des espaces que nous ne connaissions pas, des sentiments d’une nouvelle ivresse, pleine de terreur, d’espérance, d’inquiétude et d’une attente passionnée.

C’est le commencement de la famille – car sans enfant il n’y a pas de famille. L’amour effrayé devient plus tendre, se fait garde-malade, soigne, veille. L’égoïsme à deux ne se fait pas seulement égoïsme à trois, mais résignation de deux pour un troisième. Un élément nouveau entre dans l’intimité de la vie; un personnage mystérieux frappe à la porte, un hôte qui est et qui n’est pas, mais qui est déjà complètement nécessaire, indispensable. Qui est-il? – personne n’en sait rien. – Mais qui que tu sois, inconnu, tu es heureux. Avec quel amour, avec quelle tendresse on t’attend au seuil de la vie.

Et quelles transes, quels doutes! – Sera-t-il vivant, ou non? – Il y a tant de cas malheureux. – Même cela arrive souvent. Le médecin sourit, ne veut pas dire ou ne sait pas. On se cache des autres. On n’a personne à qui demander un conseil, et on a honte.

Mais l’enfant donne ses signes de vie. – Je ne connais pas de sentiment plus pieux et religieux que celui qui remplit l’âme lorsque la main sent les premiers mouvements de la vie future qui tâche de briser ses liens, de sortir au grand jour, qui essaie ses muscles non mûrs et endormis. – C’est la première imposition des mains, par laquelle le père donne sa bénédiction à l’être futur et qui cède une partie de soi-meme.

– Ma femme, – me dit un jour un brave bourgeois, – ma femme, – et il se tourna à gauche et à droite pour voir s’il n’y avait pas dans l’appartement des femmes ou des mineurs, – elle est enfin, pardonnez-moi, mais enfin… elle est enceinte…

Oui, la confusion de toutes les notions morales est encore telle que parler de l’état d’une femme enceinte offense les mœurs. Pourtant c’est bien étrange: on exige d’un homme un respect absolu, une vénération sans bornes pour la mère quelle qu’elle soit, et on voile le mystère de la naissance, non par un sentiment de piété ou de respect, mais – par bienséance. Tout cela, résultat de la dissolution idéelle, de la corruption monacale, de cet éternel et maudit holocauste de la chair, de ce malheureux dualisme qui nous tire en deux sens opposés, comme les hémisphères de Magdebourg. Il y a deux années, j’ai lu dans un livre – écrit par un socialiste – qu’avec le temps les enfants naîtront d’une autre manière! – et de laquelle? – comme les anges. – Au moins, c’est claire.

Honneur à notre maître commun, le vieux réaliste Gœthe! C’est lui qui a osé mettre à côté des vierges du romantisme la femme enceinte, et qui n’a pas craint de ciseler les formes altérées de la mère future, en les comparant aux formes sveltes de la femme future.

En effet, la femme qui porte, avec la mémoire des transports passés, toute la croix de l’amour, tout son fardeau; qui sacrifie sa beauté, sa vie; qui souffre, qui nourrit enfin de son sein, – c’est une des plus poétiques et des plus touchantes images.

Dans les Elégies romaines, dans la Fileuse, dans Gretchen et sa prière pleine de désespoir, Gœthe a exprimé de quelle solennité exhubérante la nature entoure le fruit mûrissant, et de quelle couronne d’épines la société entoure le vase du futur.

Pauvres mères! qui doivent cacher comme une flétrissure les traces de l’amour, avec quelle inhumanité, avec quelle grossièreté le monde les persécute!.. Dans le temps où la femme a un besoin si énorme de repos, de tendresse, de bienveillance, on leur empoisonne ces moments irremplaçables où la vie faiblissante succombe sous le poids du bonheur et de la plénitude.

C’est avec horreur que la mère malheureuse découvre ce secret. Elle tâche de se convaincre que ce n’est rien… Mais bientôt le doute devient impossible; elle accompagne de larmes et d’angoisses chaque mouvement de l’enfant; elle voudrait arrêter le travail mystérieux de la nature, lui faire rebrousser chemin; elle attend un malheur comme une miséricorde, comme un pardon. Mais l’infléxible nature va son chemin. – Elle est si forte, si jeune!..

Forcer une mère à désirer la mort de son enfant, et quelquefois plus, faire d’elle son bourreau et la livrer ensuite à l’autre, ou, si le cœur féminin prend le dessus, la flétrir: – quelle organisation magnifique et morale de la société!

Et qui s’est jamais donné la peine d’étudier, d’apprécier tout ce qui s’est passé dans son cœur pendant qu’elle parcourait le chemin fatal de l’amour à la frayeur, de la frayeur au désespoir, du désespoir au crime! – c’est-à-dire à la folie: car il y a une absurdité physiologique dans l’enfanticide.

Cette femme avait sans doute des moments d’oubli où elle aimait éperdument son enfant futur, et d’autant plus que son existence était un secret profond entre elle et lui. – Elle rêvait aussi à sa petite jambe, à son sourire, à ses lèvres pleines de lait – deson lait à elle; elle l’embrassait en rêvant, lui trouvait de la ressemblance avec des traits qui lui furent si chers;… et il faut le tuer!

Oh! Certainement, il y a des pauvres malheureuses; mais, en général, les femmes – perdues – n’ont pas ces sentiments.

Les femmes perdues, – lesquelles?

Certes, il n’y a rien de plus déchu que ces lézards, ces chauves-souris qui vont et viennet dans le brouillard des nuits de Londres, en offrant – victimes de la pauvreté par lesquelles la société défend les honnêtes femmes… contre l’excès des passions de leurs adorateurs – leur corps transi de froid au passant, pour ne pas mourir de faim.

Dans cette classe, il serait bien difficile de trouver quelques traces de cœur maternel, n’est-ce pas?

Eh bien, je vais vous raconter un petit fait qui m’est arrive!

Il y a trois ans, je rencontrai une jeune fille, assez jolie et mignonne. Elle appartenait à l’aristocratie de la corruption; c’est-à-dire qu’elle ne faisait démocratiquement le trottoir, mais étaitbourgeoisement entretenue par un négociant. C’était à un bal public. Un de mes amis, avec lequel j’étais là, la connaissait. Il l’invita à prendre un verre de vin avec nous. Elle accepta. C’était un être gai, éveillé, superficiel, sans aucun souci de lendemain. Ayant fini son dernier verre, elle s’élança dans le tourbillon lourd de la danse anglaise, et je la perdis de vue.

Cet hiver, par une soirée pluvieuse, je traversais la rue pour m’abriter sous les arcades de Pall-Mall, lorsque j’aperçus sous une lanterne, une jeune femme pauvrement vêtue qui grelottait, attendant une proie. Il me semblait, que je connaissais ses traits. Elle jeta un regard sur moi et se détourna. Mais il était trop tard; je l’avais reconnue.

M’approchant d’elle, je lui demandai avec intérêt, comment elle se trouvait là. Une rougeur fébrile couvrait ses joues fanées. – Etait-ce la honte – ou la phtisie? Je ne sais pas; mais il me semblait bien que ce n’était pas le rouge végétal. Dans ces deux années elle avait vieilli de dix.

– J’ai été bien malade, et je suis bien malheureuse, – me dit-elle avec une tristesse profonde et en me montrant du regard ses vêtements passés et ternes.

– Mais où est donc votre ami?

– Il a été tué en Crimée.

– Moi qui le croyais négociant.

Un peu interdite, au lieu de me répondre, elle m’interrogea d’un air triste:

– Dites-moi, de grâce, est-ce que je suis bien changée?

– Oui, lorsque je vous ai vue pour la première fois on pouvait vous prendre pour une enfant; maintenant vous avez l’air d’avoir vous-même des enfants.

Elle rougit encore plus et me dit, stupéfaite par mon observation:

– Comment l’avez-vous deviné?

– De manière ou d’autre; mais j’ai deviné. Maintenant, parlez-moi sérieusement, que vous est-il donc arrivé?

– Rien du tout. – Seulement, c’est vrai, j’ai un petit. – Si vous l’aviez vu. Mon Dieu! Qu’il est beau; tous les voisins en sont étonnés. Je n’ai jamais vu un enfant pareil. – L’ autre il s’est marié à une femme riche, et il est parti pour le Continent. Le petit est né après, et c’est lui qui m’a plongé dans cette misère. Au commencement j’avais de l’argent; je lui achetais tout dans les grands magasins. Mais, peu à peu, tout s’en est allé; j’ai engagé ce que j’avais. – On me conseillait de placer l’enfant en nourrice dans quelque village. Certainement cela serait mieux; mais il m’est impossible de m’en séparer. Je le regarde – je le regarde, et je pense que c’est mieux de mourir ensemble que de l’abandonner à des gens qui ne l’aiment pas. J’ai tâché de trouver une place; mais personne ne veut me prendre avec l’enfant. Je suis revenue chez ma mère. Elle est bonne; elle m’a tout pardonné, et elle aime le petit; elle le caresse. Mais il y a quatre mois, elle perdit l’usage de ses jambes. – Sa maladie nous a bien coûté, et cela ne va pas mieux.Vous savez vous-même, quelle dure année… Le charbon, le pain, tout est cher. – Nous n’avons pas de vêtements, pas d’argent. – Eh bien! je… Certainement, il serait mieux de se jeter dans la Tamise. – Oh! Ce n’est pas un plaisir, allez… mais… à qui laisser le petit?..

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