Le grand-duc héritier le complimentant un jour à l'occasion de sa promotion, «Altesse, lui répondit Pouchkine, vous êtes le premier qui me félicitez à ce sujet».
En 1837, Pouchkine fut tué en duel par un de ces spadassins étrangers qui, comme les mercenaires du moyen âge ou les Suisses de nos jours, vont mettre leur épée au service de tout despotisme. Il tomba au milieu de la plénitude de ses forces, sans avoir achevé ses chants, sans avoir dit ce qu'il avait à dire.
Tout Pétersbourg, à l'exception de la cour et de son entourage, pleura; ce fut alors seulement qu'on vit quelle popularité il avait acquise. Pendant son agonie, une foule compacte se pressait autour de sa maison pour avoir des nouvelles de sa santé. Comme c'était à deux pas du Palais d'hiver, l'empereur put, de ses fenêtres, contempler la foule; il en conçut de la jalousie et confisqua au public les funérailles du poète; on transporta furtivement, par une nuit glaciale, le corps de Pouchkine, entouré de gendarmes et d'agents de police, dans une tout autre église que celle de sa paroisse; là, un prêtre lut hâtivement la messe des morts, un traîneau emporta le corps du poète dans un couvent du gouvernement de Pskov, où se trouvaient ses terres. Lorsque la foule ainsi trompée se porta à l'église où avait été déposé le défunt, la neige avait déjà effacé toute trace du convoi.
Un sort terrible et sombre est réservé chez nous à quiconque ose lever la tête au-dessus du niveau tracé par le sceptre impénal; poète, citoyen, penseur, une fatalité inexorable les pousse dans la tombe. L'histoire de notre littérature est un martyrologe ou un registre des bagnes. Ceux-mêmes que le gouvernement a'épargnés périssent, à peine éclos, se pressant de quitter la vie. Là sotto i giorni brevi e nebulosi Nasce una goûte a cui il morir non duole.
Ryléieff pendu par Nicolas.
Pouchkine tué dans un duel, à trente-huit ans.
Griboïédoff assassiné à Téhéran.
Lermontoff tué dans un duel, à 30 ans, au Caucase.
Vénévitinoff tué par la société, à vingt-deux ans.
Koltzoff tué par sa famille, à trente-trois ans.
Bélinnski tué, à trente-cinq ans, par la faim et la misère.
Poléjaïetf mort dans un hôpital militaire, après avoir été forcé de servir comme soldat au Caucase pendant huit années.
Baratynski mort après un exil de douze ans.
Bestoujeff succombé au Caucase tout jeune encore, après les travaux forcés en Sibérie…
«Malheur, dit l'Ecriture, aux peuples qui lapident leurs prophètes!» Mais le peuple russe n'a rien à craindre, car il n'y a rien à ajouter à son malheureux sort.
V
La littérature et l'opinion publique après le 14 décembre 1825
Les vingt-cinq années qui suivent le 14 (26) décembre sont plus ditficiles à caractériser que toute l'époque écoulée depuis Pierre Ier. Deux courants en sens inverse, l'un à la surlace, l'autre à une profondeur où on le distingue à peine, embrouillent l'observation. A l'apparence, la Russie restait immobile, elle paraissait même reculer; mais, au fond, tout prenait une face nouvelle, les questions devenaient plus compliquées, les solutions moins simples.
A la surface de la Russie officielle, «de l'empire des façades», on ne voyait que des pertes, une réaction féroce, des persécutions inhumaines, un redoublement de despotisme. On voyait Nicolas entouré de médiocrités, de soldats de parades, d'Allemands de la Baltique et de conservateurs sauvages, lui-même méfiant, froid, obstiné, sans pitié, sans hauteur d'âme, médiocre comme son entourage. Immédiatement au-dessous de lui se rangeait la haute société qui, au premier coup de tonnerre qui éclata sur sa tête après le 14 décembre, avait perdu les notions à peine acquises d'honneur et de dignité. L'aristocratie russe ne se releva plus sous le règne de Nicolas, sa fleuraison était passée; tout ce qu'il y avait de noble et de généreux dans son sein était aux mi-Qes ou en Sibérie. Ce qui restait ou se maintint dans les bonnes grâces du maître, tomba à ce degré d'abjection ou dе servilisme qu'on connaît par le tableau qu'en a tracé M. de Custine.
Venaient ensuite les officiers de la garde; de brillants et civilisés ils devinrent de plus en plus des sergents encroûtés. Jusqu'à l'année 1825, tout ce qui portait l'habit civil reconnaissait la supériorité des epaulettes. Pour être comme il faut, il fallait avoir servi une couple d'années à la garde, ou au moins dans la cavalerie. Les officiers étaient l'âme des réunions, les héros des fêtes et des bals, et, pour dire la vérité, cette prédilection n'était pas dénuée de fondement. Les militaires étaient plus indépendants et se tenaient sur un pied plus digne que les bureaucrates rampants et pusillanimes. Les choses prirent une autre face, la garde partagea le sort de l'aristocratie; les meilleurs officiers étaient exilés, un grand nombre d'autres abandonnèrent le service, ne pouvant supporter le ton grossier et impertinent introduit par Nicolas. On se hâtait de remplir les places vides par de bons troupiers ou des piliers de caserne et de manège. Les officiers tombèrent dans l'estime de la société, l'habit noir prit le dessus, et l'uniforme ne domina que dans les petites villes de province et à la cour, ce premier corps de garde de l'empire. Les membres de la famille impériale, de même que son chef, marquent, pour les militaires, une préférence outrée et illicite dans leur position. La froideur du public pour l'uniforme n'allait cependant pas jusqu'à l'admission des employés civils dans la société. Même dans les provinces, on avait une répulsion invincible pour eux, ce qui n'empêcha pas du reste que l'influence des bureaucrates ne s'accrût. Toute l'administration devint, d'aristocratique et d'ignorante qu'elle était, rabuliste et mesquine, après 1825. Les ministères se changèrent en bureaux, leurs chefs et les fonctionnaires supérieurs devinrent des hommes d'affaires ou des scribes. Ils étaient par rapport au civil ce que les troupiers désespérants étaient à la garde. Connaisseurs consommés de toutes les formalités, exécuteurs froids et dépourvus de raisonnement des ordres supérieurs, ils étaient dévoués au gouvernement par amour de concussion. Il fallait à Nicolas de tels officiers et de tels administrateurs.
La caserne et la chancellerie étaient devenues les pivots de la science politique de Nicolas. Une discipline aveugle et dénuée de sens commun, accouplée au formalisme inanimé des buralistes autrichiens, tels sont les ressorts de l'organisation célèbre du pouvoir fort en Russie. Quelle pauvreté de pensée gouvernementale, quelle prose d'absolutisme et quelle pitoyable banalité! C'est la forme la plus simple et la plus brutale du despotisme.
Ajoutons à cela le cte Bénkéndorf, chef du corps des gendarmes, formant une inquisition armée,une maçonnerie policière qui avait ses frères écouteurs et écoutants dans tous les coins de l'empire, de Riga à Nertchinsk; président de la 3e section de la chancellerie de Sa Majesté (telle est la dénomination du bureau central de l'espionnage), jugeant tout, cassant les décisions des tribunaux, se mêlant de tout et surtout des délits politiques. Devant ce bureau-tribunal se voyait traduite de temps à autre la civilisation, sous les traits de quelque littérateur ou étudiant, qu'on exilait ou enfermait dans la forteresse et qui était bientôt remplacé par un autre.
En un mot, à la vue de la Russie officielle, on n'avait que le désespoir au cœur; d'un côté, la Pologne disséminée, martyrisée avec une ténacité épouvantable; de l'autre, la démence d'une guerre qui n'a pas discontinué pendant tout le règne et qui engloutit des armées sans avancer d'un pas notre domination au Caucase; au centre, avilissement général et incapacité gouvernementale.
Mais à l'intérieur il se faisait un grand travail, un travail sourd et muet, mais actif et non interrompu: le mécontentement croissait partout, les idées révolutionnaires ont plus gagné de terrain dans ces vingt-cinq années que durant le siècle entier qui les a précédées, et pourtant, elles ne pénétraient pas jusqu'au peuple.