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L'idée de la grande autocratie, c'est l'idée du grand esclavage. Peut-on se figurer qu'un peuple de soixante millions n'existe que pour réaliser… l'esclavage absolu?

Karamzine mourut dans les bonnes grâces de l'empereur Nicolas.

Comme on le voit, la période que nous avons parcourue n'est que l'adolescence de la civilisation et de la littérature russes. La science florissait encore à l'ombre du trône, et les poètes chantaient leurs tzars sans être leurs esclaves. On ne trouve presque pas d'idées révolutionnaires, la grande idée révolutionnaire était encore la réforme de Pierre. Mais le pouvoir et la pensée, les oukases impériaux et la parole humaine, l'autocratie et la civilisation ne pouvaient plus aller ensemble. Leur alliance même au XVIIIe siècle frappe d'étonnement. Mais comment aurait-il pu en être autrement, lorsque l'héritier des tzars, le dynaste, le successeur d'Alexis, enfin l'autocrate de toutes les Russies, de la Blanche et de la Rouge, de la Grande et de la Petite, Pierre Ier, était, en même temps, un jacobin anticipé et un terroriste révolutionnaire?

IV

1812–1825

La guerre de 1812 termina la première partie de la période de Pétersbourg. Jusque-là le gouvernement avait été en tête du mouvement; dès lors la noblesse se mit au pas avec lui. Jusqu'en 1812, on doutait des forces du peuple et l'on avait une foi inébranlable dans la toute-puissance du gouvernement: Austerlitz était loin, on prenait Eylau pour une victoire et Tilsit pour un événement glorieux. En 1812, l'ennemi passa Memel, traversa la Lithuanie et se trouva devant Smolensk, cette «clef» de la Russie. Alexandre terrifié accourut à Moscou pour implorer le secours de la noblesse et du négoce. Il les invita an palais dé laissé du Kremlin pour aviser au secours de la patrie. Depuis Pierre Ier, les souverains de la Russie n'avaient pas parlé au peu pie; il fallait supposer le danger grand, à la vue de l'empereui Alexandre, au palais, et du métropolitain Platon, à la cathédrale, parlant du péril qui menaçait la Russie.

La noblesse et les négociants tendirent la main au gouvernement et le tirèrent de l'embarras. Le peuple, oublié même dans ce temps de malheur général, ou trop méprisé pour qu'on eût voulu lui demander le sang qu'on se croyait en droit de répandre sans son assentiment, le peuple se levait en masse, sans attendre un appel, dans sa propre cause.

Depuis l'avènement de Pierre Ier, cet accord tacite de toutes les classes se produisait pour la première fois. Les paysans s’en rolaien sans murmurer dans les rangs de la milice, les nobles donnaient le dixième serf et prenaient les armes eux-mêmes;

les négociants sacrifiaient la dixième partie de leur revenu. L'agitation populaire gagnait tout l'empire; six mois après l'évacuation de Moscou parurent sur la frontière d'Asie des bandes d'hommes armés qui accouraient du fond de la Sibérie, à la défense de la capitale. La nouvelle de son occupation et de son incendie avait fait tressaillir toute la Russie, car pour le peuple Moscou était la vraie capitale. Elle venait d'expier par son sacrifice le régime assoupissant des tzars; elle se relevait entourée d'une auréole de gloire; la force de l'ennemi s'était brisée dans ses murs; le conquérant avait commencé au Kremlin sa retraite qui ne devait s'arrêter qu'à Ste – Hélène. Au premier réveil du peuple, Pétersbourg était éclipsé, et Moscou, capitale sans empereur, qui s'était victimée pour la patrie commune, obtint une nouvelle importance.

D'ailleurs après et baptême de sang, la Russie entière entra dans une nouvelle phase.

Il était impossible de passer immédiatement de l'agitation d'une guerre nationale, de la promenade glorieuse à travers l'Europe, de la prise de Paris, au calme plat du despotisme de Pétersbourg. Le gouvernement lui-même ne pouvait retourner tout de suite à ses anciennes allures. Alexandre fit-le libéral, en cachette du prince Metternich, persifla des projets ultra-monarchiques des Bourbons et joua le rôle de roi constitutionnel en Pologne.

Quant au pauvre paysan, il retourna à sa commune, à sa charrue et à son servage. Pour lui, rien ne changea, on ne lui concéda aucune franchise, pour prix de la victoire achetée par son sang. Alexandre préparait pour le récompenser le projet monstrueux des colonies militaires.

Bientôt après la guerre, un grand changement se manifesta dans l'esprit public. Les officiers de la garde et des régiments de ligne, après avoir bravement exposé leur poitrine aux balles de l'ennemi, devinrent moins soumis et moins souples qu'autrefois. Des sentiments chevaleresques d'honneur et de dignité personnelle, inconnus jusque-là dans l'aristocratie russe, d'origine plébéienne, tirée du peuple par la grâce des souverains, se répandirent dans la société. En même temps la mauvaise administration, la vénalité des employés, les vexations policières excitaient des murmures unanimes. On voyait que le gouvernement, tel qu’il était organisé, ne pouvait, avec le meilleur vouloir, parer à ces abus, qu'il n'y avait aucune justice à attendre d'une infirmerie de vieillards qu'on appelait du nom pompeux de sénat dirigeant, corps d'une docilité ignare qui servait au gouvernement de garde-meubles pour y reléguer les fonctionnaires usés, qui ne méritaient ni de rester dans l'administration ni d'en être chassés. Des hommes d'Etat d'une grande autorité, comme le vieil amiral Mordvinoff, parlaient hautement de l'urgence de nombreuses réformes. Alexandre lui-même désirait des améliorations, mais il ne savait comment s'y prendre. Karamzine, l'historien absolutiste, et Spéranski, éditeur du code de Nicolas, travaillaient à un projet de constitution d'après ses ordres.

Des hommes énergiques et sérieux n'attendirent pas le terme de ces projets imaginaires, ils ne se contentèrent pas du mécontentement vague et cherchèrent à l'utiliser d'une autre manière. Ils.conçurent l'idée d'une grande association secrète. Elle devait faire l'éducation politique de la jeune génération, propager les idées de liberté et approfondir a question compliquée d'une réforme radicale et complète du gouvernement russe. Loin de s'en tenir à la théorie, ils s'organisaient en même temps de manière à profiter de la première circonstance favorable pour ébranler le pouvoir impérial. Tout ce qu'il y avait de distingué dans la jeunesse russe, de jeunes militaires comme Pestel, Fonvisine, Narychkine, Iouchnefski, Mouravioif, Orloff, les littérateurs les plus aimés comme Ryléietf et Bestoujelf; des descendants des-familles les plus illustres, comme les princes Obolénski, Troubetzkoï, Odoïefski, Voikonski, le comte Tchernychoff, s enrôlèrent avec empressement dans cette première phalange de l'émancipation russe. Cette société prit d'abord le nom d'Alian-ce du Bien-Etre.

Chose étrange, en même temps que ces jeunes gens ardents, pleins de foi et de vigueur, juraient de renverser l'absolutisme a Pétersbourg, l'empereur Alexandre jurait de river la Russie aux monarchies absolutistes de l'Europe. Il venait de former la célèbre Sainte-Alliance, alliance mystique, inutile, impossible, quelque chose dans le genre d'un Gruttly absolutiste,d'un Tugendbund formé par trois étudiants couronnés, parmi lesquels Alexandre jouait le rôle de tête chaude.

Les uns et les autres ont tenu leurs serments; les uns en allant mourir au gibet ou aux travaux forcés pour leurs idées; Alexandre en laissant la couronne à son frère Nicolas.

Les dix années qui s'écoulèrent depuis la rentrée des troupes jusqu'en 1825, forment l'apogée de l'époque de Pétersbourg. La Russie de Pierre Ier se sentait forte, jeune, pleine d'espérance. Elle pensait que la liberté pouvait s'inoculer avec la même facilité que la civilisation, et oubliait que celle-ci n'avait pas encore dépassé la surface et n'appartenait qu'à une très petite minorité. Cette minorité était en vérité développée au point qu'elle ne pouvait rester dans les conditions provisoires du régime impérial.

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