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Le peuple russe continuait à se tenir éloigné des sphères politiques; il n'avait guère de raisons pour prendre part au travailqui s'opérait dans les autres couches de la nation. Les longuessouffrances obligent à une dignité de son genre; le peuple russe a trop souffert pour avoir le droit de s'agiter pour une petite amélioration de son état, il vaut mieux rester franchement un mendiant en haillons que de revêtir un habit rapiécé. Mais s'il ne prenait aucune part dans le mouvement des idées qui occupait lesautres classes, cela ne signifie nullement qu'il ne se passât riendans son âme. Le peuple russe respire plus lourdement que jadis, son regard est plus triste; l'injustice du servage et le pillage desfonctionnaires publics deviennent pour lui plus insupportables. Le gouvernement a troublé le calme de la commune par l'organisation forcée des travaux; on a emprisonné et restreint le repos du paysan dans sa cabane par l'introduction de la police rurale (stanovye pristavy) dans les villages mêmes. Les procès contre les incendiaires, les meurtres des seigneurs, les insurrections de paysans s'augmentèrent dans une grande proportion. L'immense population des dissidents murmure; exploitée, opprimée par le clergé et la police, elle est bien loin de se rallier, et l'on entend parfois dans ces mers mortes et inaccessibles pour nous des sons vagues qui présagent des tempêtes terribles. Ce mécontentement du peuple russe dont nous parlons n'est point visible au regard superficiel. La Russie paraît toujours si tranquille qu'on a de la peine à croire qu'il s'y passe quelque chose. Peu de gens savent ce qui se fait derrière le linceul dont le gouvernement couvre les cadavres, les taches de sang, les exécutions militaires, disant avec hypocrisie et arrogance qu'il n'y a ni sang ni cadavres derrière ce linceul. Que savons-nous des incendiaires de Simbirsk, du massacre des seigneurs, organisé simultanément par un nombre de villages, que savons-nous des révoltes partielles qui ont éclaté lors de l'introduction de la nouvelle administration par Kissé-loff, que savons-nous des insurrections de Kazan, de Viatka, de Tambov, où l'on a dû avoir recours aux canons?..

Le travail intellectuel dont nous parlions ne se faisait ni au sommet de l'Etat, ni à sa base, mais entre les deux, c'est-à-dire en majeure partie entre la petite et la moyenne noblesse. Les faits que nous citerons ne paraissent pas avoir une grande importance, mais il ne faut pas oublier que la propagande, comme toute éducation, a peu d'éclat, surtout lorsqu'elle n'ose même pas paraître au grand jour.

L'influence de la littérature s'accroît notablement et pénètre beaucoup plus loin que jadis: elle ne trahit pas sa mission et reste libérale et propagandiste, autant que cela est possible avec la censure.

La soif de l'instruction s'empare de toute la nouvelle génération; les écoles civiles ou militaires, les gymnases, les lycées, les académies regorgent d'élèves; les enfants des parents les plus pauvres se pressent aux différents instituts. Le gouvernement qui alléchait encore en 1804 par des privilèges les enfants à l'école, arrête par tous les moyens leur affluence; on crée des difficultés a l'admission, aux examens; on impose les élèves; le ministre de l'instruction publique limite par une ordonnance l'instruction des serfs. Cependant l'Université de Moscou devient la cathédrale de la civilisation russe; l'empereur la déteste, la boude, il exile chaque année une fournée de ses élèves, il ne l'honore pas de ses visites en passant à Moscou, mais l'Université fleurit, gagne en influence; mal vue, elle n'attend rien, poursuit son travail et devient une véritable puissance. L'élite de la jeunesse des provinces avoisinant Moscou se porte à son Université, et chaque année une phalange de licenciés se répandent dans tout l'Etat en fonctionnaires, médecins ou précepteurs.

Au fond des provinces, et principalement à Moscou s'augmentait à vue d'œil une classe d'hommes indépendants, n'acceptant aucun service public et s'occupant de la gestion de leurs biens, de science, de littérature; ne demandant rien au gouvernement, si ce n'est de les laisser tranquilles. C'était tout le contraire de la noblesse de Pétersbourg, attachée au service public et à la cour, dévorée d'une ambition servile, qui attendait tout du gouvernement et ne vivait que par lui. Ne rien solliciter, rester indépendant, ne pas chercher de fonctions, cela s'appelle, sous un régime despotique, faire de l'opposition. Le gouvernement voyait d'un mauvais œil ces fainéants et en était mécontent. Ils formaient en effet un noyau d'hommes civilisés et mal disposés à l'égard du régime pétersbourgeois. Les uns passaient des années entières en pays étrangers, important de là des idées libérales; les autres venaient pour quelques mois à Moscou, s'enfermaient le reste de l'année dans leurs terres où ils lisaient tout ce qui paraissait de nouveau et se tenaient au courant de la marche intellectuelle en Europe. La lecture devint un objet de mode parmi les nobles de la province. On se piquait d'avoir des bibliothèques, on faisait venir au moins les nouveaux romans français, le Journal des Débats et la Gazette d'Augsbourg; posséder des livres prohibés tonnait le suprême bon genre. Je ne connais pas une seule maison bien tenue où il n'y ait eu l'ouvrage de M. de Custine sur la Russie spécialement défendu par Nicolas. Privée de toute action, placée sous la menace incessante de la police secrète, la jeunesse se plongeait avec d'autant plus de ferveur dans la lecture. La masse d'idées en circulation s'augmentait.

Mais quelles furent les nouvelles pensées, les tendances qui se produisirent après le 14 décembre?[8]

Les premières années qui suivirent 1825 furent terribles. Il fallait une dizaine d'années avant de se retrouver dans cette malheureuse position d'asservissement et de persécution. Un désespoir profond» et un abattement général s'étaient emparés des hommes. La haute société se hâtait, avec un empressement lâche et vil, de renier tous les sentiments humains, toutes les pensées civilisées. Il n'y avait presque pas de famille aristocratique qui n'eût de proches parents au nombre des exilés et presque aucune d'elles n'osa porter le deuil ou laisser percer des regrets. Et lorsqu'on se détournait de ce triste spectacle de servilisme, lorsqu'on se concentrait dans la méditation pour y trouver un conseil ou un espo'r, on rencontrait une pensée terrible qui faisait glacer le cœur.

Plus d'illusion possible: le peuple resta spectateur indifférent du 14 décembre. Tout homme consciencieux voyait le résultat terrible du divorce complet d'entre la Russie nationale et la Russie européisée. Tout lien actif était rompu entre les deux partis, il fallait le renouer, mais de quelle manière? C'était la une grande question. Les uns pensaient qu'on n'arriverait à rien en laissant la Russie à la remorque de l'Europe; ils fondaient leurs espérances, non sur l'avenir, mais sur le retour au passé. Les autres ne voyaient dans l'avenir que malheur et désolation. Ils maudissaient la civilisation hybride et le peuple apathique. Une tristesse profonde s'empara de l'âme de tous les hommes pensants.

Le chant sonore et large de Pouchkine résonnait seul dans les plaines de l'esclavage et du tourment; ce chant prolongeait l'époque passée, remplissait de ses sons mâles le présent et envoyait sa voix à l'avenir lointain. La poésie de Poiickhine était un gage et une consolation. Les poètes qui vivent dans les temps de désespoir et de décadence n'ont pas de chants pareils; ils ne conviennent guère aux enterrements.

L inspiration de Pouckhine ne l'a pas trompé. Le sang qui avait afflué au cœur frappé de terreur ne pouvait s'y arrêter: il recommença bientôt à se manifester à l'extérieur.

Déjà on voyait un publiciste élever courageusement la voix pour rallier les timorés. Cet homme qui avait passé toute sa jeunesse en Sibérie, sa patrie, s'occupant du commerce qui ne tarda pas à le dégoûter, s'adonna à la lecture. Dénué de toute instruction, il apprit sans maître le français et l'allemand et vint se fixer à Moscou. Là, sans collaborateurs, sans connaissances, sans nom dans la littérature, il conçut l'idée de rédiger une revue mensuelle. Il étonna bientôt les lecteurs par la variété encyclopédique de ses articles. Il écrivait hardiment sur la jurisprudence et sur la musique, sur la médecine et sur la langue sanscrite. L'histoire russe était une de ses spécialités, ce qui ne l'empêchait pas d'écrire des nouvelles, des romans et enfin des critiques, dans lesquelles il obtint bientôt un grand succès.

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Ce n'est pas sans une certaine frayeur que j'aborde cette partie de ma revue. On comprendra qu'il m'est impossible de tout dire, de nommer les personnes dans beaucoup de cas; pour parler d'un Russe, il faut le savoir sous terre ou en Sibérie. Je ne me suis même pas décidé à cette publication qu'après de mûres réflexions; le mutisme soutient le despotisme, les choses qu'on n'ose pas dire n'existent qu'à demi.

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