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– Mais maintenant, Monsieur le comte, maintenant que la vérité est connue, vous pouvez parler.

– Oui. Voici deux brouillons de lettres écrites par lui à ses complices. Je les ai pris dans son portefeuille, quelques minutes après sa mort.

– Et le mobile du vol ?

– Allez à Dieppe, au 18 de la rue de la Barre. Là demeure une certaine Mme Verdier. C’est pour cette femme qu’il a connue il y a deux ans, pour subvenir à ses besoins d’argent, que Daval a volé.

Ainsi tout s’éclairait. Le drame sortait de l’ombre et peu à peu apparaissait sous un véritable jour.

– Continuons, dit M. Filleul, après que le comte se fut retiré.

– Ma foi, dit Beautrelet gaiement, je suis à peu près au bout de mon rouleau.

– Mais le fugitif, le blessé ?

– Là-dessus, Monsieur le juge d’instruction, vous en savez autant que moi… Vous avez suivi son passage dans l’herbe du cloître… vous savez…

– Oui, je sais… mais, depuis, ils l’ont enlevé, et ce que je voudrais, ce sont des indications sur cette auberge…

Isidore Beautrelet éclata de rire.

– L’auberge ! L’auberge n’existe pas ! c’est un truc pour dépister la justice, un truc ingénieux puisqu’il a réussi.

– Cependant, le docteur Delattre affirme…

– Eh ! justement, s’écria Beautrelet, d’un ton de conviction. C’est parce que le docteur Delattre affirme qu’il ne faut pas le croire. Comment ! le docteur Delattre n’a voulu donner sur toute son aventure que les détails les plus vagues ! il n’a voulu rien dire qui pût compromettre la sûreté de son client… Et voilà tout à coup qu’il attire l’attention sur une auberge ! Mais soyez certain que, s’il a prononcé ce mot d’auberge, c’est qu’il lui fut imposé. Soyez certain que toute l’histoire qu’il nous a servie lui fut dictée sous peine de représailles terribles. Le docteur a une femme et une fille. Et il les aime trop pour désobéir à des gens dont il a éprouvé la formidable puissance. Et c’est pourquoi il a fourni à vos efforts la plus précise des indications.

– Si précise qu’on ne peut trouver l’auberge.

– Si précise que vous ne cessez pas de la chercher, contre toute vraisemblance, et que vos yeux se sont détournés du seul endroit où l’homme puisse être, de cet endroit mystérieux qu’il n’a pas quitté, qu’il n’a pas pu quitter depuis l’instant où, blessé par Mlle de Saint-Véran, il est parvenu à s’y glisser, comme une bête dans sa tanière.

– Mais où, sacrebleu ?…

– Dans les ruines de la vieille abbaye.

– Mais il n’y a plus de ruines ! Quelques pans de mur ! Quelques colonnes !

– C’est là qu’il s’est terré, Monsieur le juge d’instruction, cria Beautrelet avec force, c’est là qu’il faut borner vos recherches ! c’est là, et pas ailleurs, que vous trouverez Arsène Lupin.

– Arsène Lupin ! s’exclama M. Filleul en sautant sur ses jambes.

Il y eut un silence un peu solennel, où se prolongèrent les syllabes du nom fameux. Arsène Lupin, le grand aventurier, le roi des cambrioleurs, était-ce possible que ce fût lui l’adversaire vaincu, et cependant invisible, après lequel on s’acharnait en vain depuis plusieurs jours ? Mais Arsène Lupin pris au piège, arrêté, pour un juge d’instruction, c’était l’avancement immédiat, la fortune, la gloire !

Ganimard n’avait pas bronché. Isidore lui dit :

– Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, Monsieur l’inspecteur ?

– Parbleu !

– Vous non plus, n’est-ce pas, vous n’avez jamais douté que ce fût lui l’organisateur de cette affaire ?

– Pas une seconde ! La signature y est. Un coup de Lupin, ça diffère d’un autre coup comme un visage d’un autre visage. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux.

– Vous croyez… vous croyez… répétait M. Filleul.

– Si je crois ! s’écria le jeune homme. Tenez, rien que ce petit fait : sous quelles initiales ces gens-là correspondent-ils entre eux ? A. L. N., c’est-à-dire la première lettre du nom d’Arsène, la première et la dernière du nom de Lupin.

– Ah ! fit Ganimard, rien ne vous échappe. Vous êtes un rude type, et le vieux Ganimard met bas les armes.

Beautrelet rougit de plaisir et serra la main que lui tendait l’inspecteur. Les trois hommes s’étaient rapprochés du balcon, et leur regard s’étendait sur le champ des ruines. M. Filleul murmura :

– Alors, il serait là.

– Il est là, dit Beautrelet, d’une voix sourde. Il est là depuis la minute même où il est tombé. Logiquement et pratiquement, il ne pouvait s’échapper sans être aperçu de Mlle de Saint-Véran et des deux domestiques.

– Quelle preuve en avez-vous ?

– La preuve, ses complices nous l’ont donnée. Le matin même, l’un d’eux se déguisait en chauffeur, vous conduisait ici…

– Pour reprendre la casquette, pièce d’identité.

– Soit, mais aussi, mais surtout, pour visiter les lieux, se rendre compte, et voir par lui-même ce qu’était devenu le patron.

– Et il s’est rendu compte ?

– Je le suppose, puisqu’il connaissait la cachette, lui. Et je suppose que l’état désespéré de son chef lui fut révélé, puisque, sous le coup de l’inquiétude, il a commis l’imprudence d’écrire ce mot de menace : « Malheur à la jeune fille si elle a tué le patron. »

– Mais ses amis ont pu l’enlever par la suite ?

– Quand ? Vos hommes n’ont pas quitté les ruines. Et puis où l’aurait-on transporté ? Tout au plus à quelques centaines de mètres de distance, car on ne fait pas voyager un moribond… et alors vous l’auriez trouvé. Non, vous dis-je, il est là. Jamais ses amis ne l’auraient arraché à la plus sûre des retraites. C’est là qu’ils ont amené le docteur, tandis que les gendarmes couraient au feu comme des enfants.

– Mais comment vit-il ? Pour vivre, il faut des aliments, de l’eau !

– Je ne puis rien dire… je ne sais rien… mais il est là, je vous le jure. Il est là parce qu’il ne peut pas ne pas y être. J’en suis sûr comme si je le voyais, comme si je le touchais. Il est là.

Le doigt tendu vers les ruines, il dessinait dans l’air un petit cercle qui diminuait peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un point. Et ce point, les deux compagnons le cherchaient éperdument, tous deux penchés sur l’espace, tous deux émus de la même foi que Beautrelet et frissonnants de l’ardente conviction qu’il leur avait imposée. Oui, Arsène Lupin était là. En théorie comme en fait, il y était, ni l’un ni l’autre n’en pouvaient plus douter.

Et il y avait quelque chose d’impressionnant et de tragique à savoir que, dans quelque refuge ténébreux, gisait à même le sol, sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbre aventurier.

– Et s’il meurt ? prononça M. Filleul à voix basse.

– S’il meurt, dit Beautrelet, et que ses complices en aient la certitude, veillez au salut de Mlle de Saint-Véran, Monsieur le juge, car la vengeance sera terrible.

Quelques minutes plus tard, et malgré les instances de M. Filleul, qui se fût volontiers accommodé de ce prestigieux auxiliaire, Beautrelet, dont les vacances expiraient ce même jour, reprenait la route de Dieppe. Il débarquait à Paris vers cinq heures et, à huit heures, franchissait en même temps que ses camarades la porte du lycée Janson.

Ganimard, après une exploration aussi minutieuse qu’inutile des ruines d’Ambrumésy, rentra par le rapide du soir. En arrivant chez lui, il trouva ce pneumatique :

« Monsieur l’inspecteur principal,

« Ayant eu un peu de loisir à la fin de la journée, j’ai pu réunir quelques renseignements complémentaires qui ne manqueront pas de vous intéresser.

« Depuis un an Arsène Lupin vit à Paris sous le nom d’Étienne de Vaudreix. C’est un nom que vous avez pu lire souvent dans les chroniques mondaines ou les échos sportifs. Grand voyageur, il fait de longues absences, pendant lesquelles il va, dit-il, chasser le tigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie. Il passe pour s’occuper d’affaires sans qu’on puisse préciser de quelles affaires il s’agit.

« Son domicile actuel : 36, rue Marbeuf. (Je vous prie de remarquer que la rue Marbeuf est à proximité du bureau de poste numéro 45.) Depuis le jeudi 23 avril, veille de l’agression d’Ambrumésy, on n’a aucune nouvelle d’Étienne de Vaudreix.

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