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Ganimard s’acharna. Il rentra coucher le soir du samedi au château, avec l’intention de faire son enquête personnelle le dimanche. Or, le dimanche matin, il apprit qu’une ronde de gendarmes avait aperçu cette nuit même une silhouette qui se glissait dans le chemin creux, à l’extérieur des murs. Était-ce un complice qui revenait aux informations ? Devait-on supposer que le chef de la bande n’avait pas quitté le cloître ou les environs du cloître ?

Le soir, Ganimard dirigea ouvertement l’escouade de gendarmes du côté de la ferme, et se plaça, lui, ainsi que Folenfant, en dehors des murs, près de la porte.

Un peu avant minuit, un individu déboucha du bois, fila entre eux, franchit le seuil de la porte et pénétra dans le parc. Durant trois heures, ils le virent errer à travers les ruines, se baissant, escaladant les vieux piliers, restant parfois de longues minutes immobile. Puis il se rapprocha de la porte, et de nouveau passa entre les deux inspecteurs.

Ganimard lui mit la main au collet, tandis que Folenfant le prenait à bras-le-corps. Il ne résista pas, et, le plus docilement du monde, se laissa lier les poignets et conduire au château. Mais quand ils voulurent l’interroger, il répondit simplement qu’il ne leur devait aucun compte et qu’il attendrait la venue du juge d’instruction.

Alors ils l’attachèrent solidement au pied d’un lit, dans une des deux chambres contiguës qu’ils occupaient.

Le lundi matin, à neuf heures, dès l’arrivée de M. Filleul, Ganimard annonça la capture qu’il avait opérée. On fit descendre le prisonnier. C’était Isidore Beautrelet.

– Monsieur Isidore Beautrelet ! s’écria M. Filleul d’un air ravi et en tendant les mains au nouveau venu. Quelle bonne surprise ! Notre excellent détective amateur, ici ! à notre disposition !… Mais c’est une aubaine ! Monsieur l’inspecteur, permettez que je vous présente M. Beautrelet, élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.

Ganimard paraissait quelque peu interloqué. Isidore le salua très bas, comme un confrère que l’on estime à sa valeur, et se tournant vers M. Filleul :

– Il paraît, Monsieur le juge d’instruction, que vous avez reçu de bons renseignements sur moi ?

– Parfaits ! D’abord vous étiez en effet à Veules-les-Roses au moment où Mlle de Saint-Véran a cru vous voir dans le chemin creux. Nous établirons, je n’en doute pas, l’identité de votre sosie. Ensuite, vous êtes bel et bien Isidore Beautrelet, élève de rhétorique, et même excellent élève, laborieux et de conduite exemplaire. Votre père habitant la province, vous sortez une fois par mois chez son correspondant, M. Bernod, lequel ne tarit pas d’éloges à votre endroit.

– De sorte que…

– De sorte que vous êtes libre.

– Absolument libre ?

– Absolument. Ah ! toutefois j’y mets une petite, une toute petite condition. Vous comprenez que je ne puis relâcher un monsieur qui administre des narcotiques, qui s’évade par les fenêtres, et que l’on prend ensuite en flagrant délit de vagabondage dans les propriétés privées, que je ne le puis sans une compensation.

– J’attends.

– Eh bien ! nous allons reprendre notre entretien interrompu, et vous allez me dire où vous en êtes de vos recherches… En deux jours de liberté vous avez dû les mener très loin ?

Et comme Ganimard s’apprêtait à sortir, avec une affectation de dédain pour ce genre d’exercice, le juge s’écria :

– Mais pas du tout, Monsieur l’inspecteur, votre place est ici… Je vous assure que M. Isidore Beautrelet vaut la peine qu’on l’écoute. M. Isidore Beautrelet, d’après mes renseignements, s’est taillé au lycée Janson-de-Sailly une réputation d’observateur auprès de qui rien ne peut passer inaperçu, et ses condisciples, m’a-t-on dit, le considèrent comme votre émule, comme le rival d’Herlock Sholmès.

– En vérité ! fit Ganimard, ironique.

– Parfaitement. L’un d’eux m’a écrit : « Si Beautrelet déclare qu’il sait, il faut le croire, et, ce qu’il dira, ne doutez pas que ce soit l’expression exacte de la vérité. » Monsieur Isidore Beautrelet, voici le moment ou jamais de justifier la confiance de vos camarades. Je vous en conjure, donnez-nous l’expression exacte de la vérité.

Isidore écoutait en souriant, et il répondit :

– Monsieur le juge d’instruction, vous êtes cruel. Vous vous moquez de pauvres collégiens qui se divertissent comme ils peuvent. Vous avez bien raison, d’ailleurs, je ne vous fournirai pas d’autres motifs de me railler.

– C’est que vous ne savez rien, monsieur Isidore Beautrelet.

– J’avoue, en effet, très humblement, que je ne sais rien. Car je n’appelle pas « savoir quelque chose » la découverte de deux ou trois points plus précis qui n’ont pu, du reste, j’en suis sûr, vous échapper.

– Par exemple ?

– Par exemple, l’objet du vol.

– Ah ! décidément, l’objet du vol vous est connu ?

– Comme à vous, je n’en doute pas. C’est même la première chose que j’ai étudiée, la tâche me paraissant plus facile.

– Plus facile vraiment ?

– Mon Dieu, oui. Il s’agit tout au plus de faire un raisonnement.

– Pas davantage ?

– Pas davantage.

– Et ce raisonnement ?

– Le voici, dépouillé de tout commentaire. D’une part il y a eu vol, puisque ces deux demoiselles sont d’accord et qu’elles ont réellement vu deux hommes qui s’enfuyaient avec des objets.

– Il y a eu vol.

– D’autre part, rien n’a disparu, puisque M. de Gesvres l’affirme et qu’il est mieux que personne en mesure de le savoir.

– Rien n’a disparu.

– De ces deux constatations il résulte inévitablement cette conséquence : du moment qu’il y a eu vol et que rien n’a disparu, c’est que l’objet emporté a été remplacé par un objet identique. Il se peut, je m’empresse de le dire, que ce raisonnement ne soit pas ratifié par les faits. Mais je prétends que c’est le premier qui doive s’offrir à nous, et qu’on n’a le droit de l’écarter qu’après un examen sérieux.

– En effet… en effet… murmura le juge d’instruction, visiblement intéressé.

– Or, continua Isidore, qu’y avait-il dans ce salon qui pût attirer la convoitise des cambrioleurs ? Deux choses. La tapisserie d’abord. Ce ne peut être cela. Une tapisserie ancienne ne s’imite pas, et la supercherie vous eût sauté aux yeux. Restaient les quatre Rubens.

– Que dites-vous ?

– Je dis que les quatre Rubens accrochés à ce mur sont faux.

– Impossible !

– Ils sont faux, a priori, fatalement, et sans appel.

– Je vous répète que c’est impossible.

– Il y a bientôt un an, Monsieur le juge d’instruction, un jeune homme, qui se faisait appeler Charpenais, est venu au château d’Ambrumésy et a demandé la permission de copier les tableaux de Rubens. Cette permission lui fut accordée par M. de Gesvres. Chaque jour, durant cinq mois, du matin jusqu’au soir, Charpenais travailla dans ce salon. Ce sont les copies qu’il a faites, cadres et toiles, qui ont pris la place des quatre grands tableaux originaux légués à M. de Gesvres par son oncle, le marquis de Bobadilla.

– La preuve ?

– Je n’ai pas de preuve à donner. Un tableau est faux parce qu’il est faux, et j’estime qu’il n’est pas même besoin d’examiner ceux-là.

M. Filleul et Ganimard se regardaient sans dissimuler leur étonnement. L’inspecteur ne songeait plus à se retirer. À la fin, le juge d’instruction murmura :

– Il faudrait avoir l’avis de M. de Gesvres.

Et Ganimard approuva :

– Il faudrait avoir son avis.

Et ils donnèrent l’ordre qu’on priât le comte de venir au salon.

C’était une véritable victoire que remportait le jeune rhétoricien. Contraindre deux hommes de métier, deux professionnels comme M. Filleul et Ganimard, à faire état de ses hypothèses, il y avait là un hommage dont tout autre se fût enorgueilli. Mais Beautrelet paraissait insensible à ces petites satisfactions d’amour-propre, et toujours souriant, sans la moindre ironie, il attendait. M. de Gesvres entra.

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