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Beautrelet ricana, moqueur à son tour, et grisé par son triomphe.

– Tais-toi donc, moutard, hurla Lupin, tu ne sais donc pas qui je suis ? et que si je voulais… Ma parole, il ose rire !

Un grand silence tomba entre eux. Puis Lupin s’avança, et d’une voix sourde, ses yeux dans les yeux de Beautrelet :

– Tu vas courir au Grand Journal…

– Non.

– Tu vas déchirer ton article.

– Non.

– Tu verras le rédacteur en chef.

– Non.

– Tu lui diras que tu t’es trompé.

– Non.

– Et tu écriras un autre article, où tu donneras, de l’affaire d’Ambrumésy, la version officielle, celle que tout le monde a acceptée.

– Non.

Lupin saisit une règle en fer qui se trouvait sur mon bureau, et sans effort la brisa net. Sa pâleur était effrayante. Il essuya des gouttes de sueur qui perlaient à son front. Lui qui jamais n’avait connu de résistance à ses volontés, l’entêtement de cet enfant le rendait fou.

Il imprima ses mains sur l’épaule de Beautrelet et scanda :

– Tu feras tout cela, Beautrelet, tu diras que tes dernières découvertes t’ont convaincu de ma mort, qu’il n’y a pas là-dessus le moindre doute. Tu le diras parce que je le veux, parce qu’il faut qu’on croie que je suis mort. Tu le diras surtout parce que si tu ne le dis pas…

– Parce que si je ne le dis pas ?

– Ton père sera enlevé cette nuit, comme Ganimard et Herlock Sholmès l’ont été.

Beautrelet sourit.

– Ne ris pas… réponds.

Je réponds qu’il m’est fort désagréable de vous contrarier, mais j’ai promis de parler, je parlerai.

– Parle dans le sens que je t’indique.

– Je parlerai dans le sens de la vérité, s’écria Beautrelet ardemment. C’est une chose que vous ne pouvez pas comprendre, vous, le plaisir, le besoin plutôt, de dire ce qui est et de le dire à haute voix. La vérité est là, dans ce cerveau qui l’a découverte, elle en sortira toute nue et toute frémissante. L’article passera donc tel que je l’ai écrit. On saura que Lupin est vivant, on saura la raison pour laquelle il voulait qu’on le crût mort. On saura tout.

Et il ajouta tranquillement :

– Et mon père ne sera pas enlevé.

Ils se turent encore une fois tous les deux, leurs regards toujours attachés l’un à l’autre. Ils se surveillaient. Les épées étaient engagées jusqu’à la garde. Et c’était le lourd silence qui précède le coup mortel. Qui donc allait le porter ?

Lupin murmura :

– Cette nuit à trois heures du matin, sauf avis contraire de moi, deux de mes amis ont ordre de pénétrer dans la chambre de ton père, de s’emparer de lui, de gré ou de force, de l’emmener et de rejoindre Ganimard et Herlock Sholinès.

Un éclat de rire strident lui répondit.

– Mais tu ne comprends donc pas, brigand, s’écria Beautrelet, que j’ai pris mes précautions ? Alors tu t’imagines que je suis assez naïf pour avoir, bêtement, stupidement, renvoyé mon père chez lui, dans la petite maison isolée qu’il occupait en rase campagne ?

Oh ! le joli rire ironique qui animait le visage du jeune homme ! Rire nouveau sur ses lèvres, rire où se sentait l’influence même de Lupin… Et ce tutoiement insolent qui le mettait du premier coup au niveau de son adversaire !… Il reprit :

– Vois-tu, Lupin, ton grand défaut, c’est de croire tes combinaisons infaillibles. Tu te déclares vaincu ! Quelle blague ! Tu es persuadé qu’en fin de compte, et toujours, tu l’emporteras… et tu oublies que les autres peuvent avoir aussi leurs combinaisons. La mienne est très simple, mon bon ami.

C’était délicieux de l’entendre parler. Il allait et venait, les mains dans ses poches, avec la crânerie, avec la désinvolture d’un gamin qui harcèle la bête féroce enchaînée. Vraiment, à cette heure, il vengeait, de la plus terrible des vengeances, toutes les victimes du grand aventurier. Et il conclut :

– Lupin, mon père n’est pas en Savoie. Il est à l’autre bout de la France, au centre d’une grande ville, gardé par vingt de nos amis qui ont ordre de ne pas le quitter de vue jusqu’à la fin de notre bataille. Veux-tu des détails ? Il est à Cherbourg, dans la maison d’un des employés de l’arsenal – arsenal qui est fermé la nuit, et où l’on ne peut pénétrer le jour qu’avec une autorisation et en compagnie d’un guide.

Il s’était arrêté en face de Lupin et le narguait comme un enfant qui fait une grimace à un camarade.

– Qu’en dis-tu, maître ?

Depuis quelques minutes, Lupin demeurait immobile. Pas un muscle de son visage n’avait bougé. Que pensait-il ? À quel acte allait-il se résoudre ? Pour quiconque savait la violence farouche de son orgueil, un seul dénouement était possible : l’effondrement total, immédiat, définitif de son ennemi. Ses doigts se crispèrent. J’eus une seconde la sensation qu’il allait se jeter sur lui et l’étrangler.

– Qu’en dis-tu, maître ? répéta Beautrelet.

Lupin saisit le télégramme qui se trouvait sur la table, le tendit et prononça, très maître de lui :

– Tiens, bébé, lis cela.

Beautrelet devint grave, subitement impressionné par la douceur du geste. Il déplia le papier, et tout de suite, relevant les yeux, murmura :

– Que signifie ?… Je ne comprends pas…

– Tu comprends toujours bien le premier mot, dit Lupin… le premier mot de la dépêche… c’est-à-dire le nom de l’endroit d’où elle fut expédiée… Regarde… Cherbourg.

– Oui… oui… balbutia Beautrelet… oui… Cherbourg… et après ?

– Et après ?… il me semble que la suite n’est pas moins claire : Enlèvement du colis terminé… camarades sont partis avec lui et attendront instructions jusqu’à huit heures matin. Tout va bien. Qu’y a-t-il donc là qui te paraisse obscur ? Le mot colis ? Bah, on ne pouvait guère écrire M. Beautrelet père. Alors, quoi ? La façon dont l’opération fut accomplie ? Le miracle grâce auquel ton père fut arraché de l’arsenal de Cherbourg, malgré ses vingt gardes du corps ? Bah ! c’est l’enfance de l’art ! Toujours est-il que le colis est expédié. Que dis-tu de cela, bébé ?

De tout son être tendu, de tout son effort exaspéré, Isidore tâchait de faire bonne figure. Mais on voyait le frissonnement de ses lèvres, sa mâchoire qui se contractait, ses yeux qui essayaient vainement de se fixer sur un point. Il bégaya quelques mots, se tut, et soudain, s’affaissant sur lui-même, les mains à son visage, il éclata en sanglots :

– Oh ! papa… papa…

Dénouement imprévu, qui était bien l’écroulement que réclamait l’amour-propre de Lupin, mais qui était autre chose aussi, autre chose d’infiniment touchant et d’infiniment naïf. Lupin eut un geste d’agacement et prit son chapeau, comme excédé par cette crise insolite de sensiblerie. Mais, au seuil de la porte, il s’arrêta, hésita, puis revint, pas à pas, lentement.

Le bruit doux des sanglots s’élevait comme la plainte triste d’un petit enfant que le chagrin accable. Les épaules marquaient le rythme navrant. Des larmes apparaissaient entre les doigts croisés. Lupin se pencha et, sans toucher Beautrelet, il lui dit d’une voix où il n’y avait pas le moindre accent de raillerie, ni même cette pitié offensante des vainqueurs :

– Ne pleure pas, petit. Ce sont là des coups auxquels il faut s’attendre, quand on se jette dans la bataille, tête baissée comme tu l’as fait. Les pires désastres vous guettent… C’est notre destin de lutteurs qui le veut ainsi. Il faut le subir courageusement.

Puis, avec douceur, il continua :

– Tu avais raison, vois-tu, nous ne sommes pas ennemis. Il y a longtemps que je le sais… Dès la première heure, j’ai senti pour toi, pour l’être intelligent que tu es, une sympathie involontaire… de l’admiration… Et c’est pourquoi je voudrais te dire ceci… ne t’en froisse pas surtout… je serais désolé de te froisser… mais il faut que je te le dise… Eh bien ! renonce à lutter contre moi… Ce n’est pas par vanité que je te le dis… ce n’est pas non plus parce que je te méprise… mais vois-tu… la lutte est trop inégale… Tu ne sais pas… personne ne sait toutes les ressources dont je dispose… Tiens, ce secret de l’Aiguille creuse que tu cherches si vainement à déchiffrer, admets un instant que ce soit un trésor formidable, inépuisable… ou bien un refuge invisible, prodigieux, fantastique… Ou bien les deux peut-être… Songe à la puissance surhumaine que j’en puis tirer ! Et tu ne sais pas non plus toutes les ressources qui sont en moi… tout ce que ma volonté et mon imagination me permettent d’entreprendre et de réussir. Pense donc que ma vie entière – depuis que je suis né, pourrais-je dire – est tendue vers le même but, que j’ai travaillé comme un forçat avant d’être ce que je suis, et pour réaliser dans toute sa perfection le type que je voulais créer, que je suis parvenu à créer. Alors… que peux-tu faire ? Au moment même où tu croiras saisir la victoire, elle t’échappera… il y aura quelque chose à quoi tu n’auras pas songé… un rien… le grain de sable que, moi, j’aurai placé au bon endroit, à ton insu… Je t’en prie, renonce… je serais obligé de te faire du mal, et cela me désole…

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