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– Ils constatèrent qu’ils avaient été joués, que l’ordre était faux et qu’ils n’avaient plus qu’à retourner à Ambrumésy.

– C’est ce qu’ils firent, sous la conduite du brigadier. Mais leur absence avait duré une heure et demie, et pendant ce temps, le crime avait été commis.

– Dans quelles conditions ?

– Dans les conditions les plus simples. Une échelle empruntée aux bâtiments de la ferme fut apposée contre le second étage du château. Un carreau fut découpé, une fenêtre ouverte. Deux hommes, munis d’une lanterne sourde, pénétrèrent dans la chambre de Mlle de Gesvres et la bâillonnèrent avant qu’elle n’ait eu le temps d’appeler. Puis, l’ayant attachée avec des cordes, ils ouvrirent très doucement la porte de la chambre où dormait Mlle de Saint-Véran. Mlle de Gesvres entendit un gémissement étouffé, puis le bruit d’une personne qui se débat. Une minute plus tard, elle aperçut les deux hommes qui portaient sa cousine également liée et bâillonnée. Ils passèrent devant elle et s’en allèrent par la fenêtre. Épuisée, terrifiée, Mlle de Gesvres s’évanouit.

– Mais les chiens ? M. de Gesvres n’avait-il pas acheté deux molosses ?

– On les a retrouvés morts, empoisonnés.

– Mais par qui ? Personne ne pouvait les approcher.

– Mystère ! Toujours est-il que les deux hommes ont traversé sans encombre les ruines et sont sortis par la fameuse petite porte. Ils ont franchi le bois-taillis, en contournant les anciennes carrières… Ce n’est qu’à cinq cents mètres du château, au pied de l’arbre appelé le Gros-Chêne, qu’ils se sont arrêtés… et qu’ils ont mis leur projet à exécution.

– Pourquoi, s’ils étaient venus avec l’intention de tuer Mlle de Saint-Véran, ne l’ont-ils pas frappée dans sa chambre ?

– Je ne sais. Peut-être l’incident qui les a déterminés ne s’est-il produit qu’à leur sortie du château. Peut-être la jeune fille avait-elle réussi à se débarrasser de ses liens. Ainsi, pour moi, l’écharpe ramassée avait servi à lui attacher les poignets. En tout cas, c’est au pied du Gros-Chêne qu’ils ont frappé. Les preuves que j’ai recueillies sont irréfutables…

– Mais le corps ?

– Le corps n’a pas été retrouvé, ce qui d’ailleurs ne saurait nous surprendre outre mesure. La piste suivie m’a conduit, en effet, jusqu’à l’église de Varengeville, à l’ancien cimetière suspendu au sommet de la falaise. Là, c’est le précipice… un gouffre de plus de cent mètres. Et, en bas, les rochers, la mer. Dans un jour ou deux, une marée plus forte ramènera le corps sur la grève.

– Evidemment, tout cela est fort simple.

– Oui, tout cela est fort simple et ne m’embarrasse pas. Lupin est mort, ses complices l’ont appris et pour se venger, ainsi qu’ils l’avaient écrit, ils ont assassiné Mlle de Saint-Véran, ce sont là des faits qui n’avaient même pas besoin d’être contrôlés. Mais Lupin ?

– Lupin ?

– Oui, qu’est-il devenu ? Tout probablement, ses complices ont enlevé son cadavre en même temps qu’ils emportaient la jeune fille, mais quelle preuve avons-nous de cet enlèvement ? Aucune. Pas plus que de son séjour dans les ruines, pas plus que de sa mort ou de sa vie. Et c’est là tout le mystère, mon cher Beautrelet. Le meurtre de Mlle Raymonde n’est pas un dénouement. Au contraire, c’est une complication. Que s’est-il passé depuis deux mois au château d’Ambrumésy ? Si nous ne déchiffrons pas cette énigme, d’autres vont venir qui nous brûleront la politesse.

– Quel jour vont-ils venir, ces autres ?

– Mercredi… mardi, peut-être…

Beautrelet sembla faire un calcul, puis déclara :

– Monsieur le juge d’instruction, nous sommes aujourd’hui samedi. Je dois rentrer au lycée lundi soir. Eh bien ! lundi matin, si vous voulez être ici à dix heures, je tâcherai de vous le révéler, le mot de l’énigme.

– Vraiment, monsieur Beautrelet… vous croyez ? Vous êtes sûr ?

– Je l’espère, du moins.

– Et maintenant, où allez-vous ?

– Je vais voir si les faits veulent bien s’accommoder à l’idée générale que je commence à discerner.

– Et s’ils ne s’accommodent pas ?

– Eh bien Monsieur le juge d’instruction, ce sont eux qui auront tort, dit Beautrelet en riant, et j’en chercherai d’autres plus dociles. À lundi, n’est-ce pas ?

– À lundi.

Quelques minutes après, M. Filleul roulait vers Dieppe, tandis qu’Isidore, muni d’une bicyclette que lui avait prêtée le comte de Gesvres, filait sur la route de Yerville et de Caudebec-en-Caux.

Il y avait un point sur lequel le jeune homme tenait à se faire avant tout une opinion nette, parce que ce point lui semblait justement le point faible de l’ennemi. On n’escamote pas des objets de la dimension des quatre Rubens. Il fallait qu’ils fussent quelque part. S’il était impossible pour le moment de les retrouver, ne pouvait-on connaître le chemin par où ils avaient disparu ?

L’hypothèse de Beautrelet était celle-ci : l’automobile avait bien emporté les quatre tableaux, mais avant d’arriver à Caudebec elle les avait déchargés sur une autre automobile qui avait traversé la Seine en amont ou en aval de Caudebec. En aval, le premier bac était celui de Quillebeuf, passage fréquenté, par conséquent dangereux. En amont, il y avait le bac de La Mailleraye, gros bourg isolé, en dehors de toute communication.

Vers minuit, Isidore avait franchi les dix-huit lieues qui le séparaient de la Mailleraie, et frappait à la porte d’une auberge située au bord de l’eau. Il y couchait, et dès le matin, interrogeait les matelots du bac. On consulta le livre des passagers. Aucune automobile n’avait passé jeudi le 23 avril.

– Alors, une voiture à chevaux ? insinua Beautrelet, une charrette ? un fourgon ?

– Non plus.

Toute la matinée, Isidore s’enquit. Il allait partir pour Quillebeuf, quand le garçon de l’auberge où il avait couché lui dit :

– Ce matin-là, j’arrivais de mes treize jours, et j’ai bien vu une charrette, mais elle n’a pas passé.

– Comment ?

– Non. On l’a déchargée sur une sorte de bateau plat, de péniche, comme ils disent, qui était amarrée au quai.

– Et cette charrette, d’où venait-elle ?

– Oh ! je l’ai bien reconnue. C’était à maître Vatinel, le charretier.

– Qui demeure ?

– Au hameau de Louvetot.

Beautrelet regarda sa carte d’état-major. Le hameau de Louvetot était situé au carrefour de la route d’Yvetot à Caudebec et d’une petite route tortueuse qui s’en venait à travers bois jusqu’à la Mailleraie !

Ce n’est qu’à six heures du soir qu’Isidore réussit à découvrir dans un cabaret maître Vatinel, un de ces vieux Normands finauds qui se tiennent toujours sur leurs gardes, qui se méfient de l’étranger, mais qui ne savent pas résister à l’attrait d’une pièce d’or et à l’influence de quelques petits verres.

– Bien oui, Monsieur, ce matin-là, les gens à l’automobile m’avaient donné rendez-vous à cinq heures au carrefour. Ils m’ont remis quatre grandes machines, hautes comme ça. Il y en a un qui m’a accompagné. Et nous avons porté la chose jusqu’à la péniche.

– Vous parlez d’eux comme si vous les connaissiez déjà.

– Je vous crois que je les connaissais ! C’était la sixième fois que je travaillais pour eux.

Isidore tressaillit.

– Vous dites la sixième fois ?… Et depuis quand ?

– Mais tous les jours d’avant celui-là, parbleu ! Mais alors, c’étaient d’autres machines… des gros morceaux de pierre… ou bien des plus petites assez longues qu’ils avaient enveloppées et qu’ils portaient comme le saint sacrement. Ah ! fallait pas y toucher à celles-là… Mais qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes tout blanc.

– Ce n’est rien… la chaleur…

Beautrelet sortit en titubant. La joie, l’imprévu de la découverte l’étourdissaient.

Il s’en retourna tout tranquillement, coucha le soir au village de Varengeville, passa, le lendemain matin, une heure à la mairie avec l’instituteur, et revint au château. Une lettre l’y attendait « aux bons soins de M. le comte de Gesvres ».

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