Juveétait en effet venu à Grenoble dans le but de faire laconnaissance de cette Mme Verdon dont il avaitentendu parler à plusieurs reprises et qui se trouvaitindirectement mêlée à la mystérieuseaffaire qui avait eu pour grave conséquence la mort encoreinexpliquée du jeune Daniel.
Gauvin,le jeune notaire de Grenoble, avait fourni à Juve desrenseignements bizarres sur Mme Verdon, sa cliente.
Certes,le policier, qui connaissait le passé également bizarredu jeune tabellion, tenait ce dernier dans une médiocreestime, et n’était pas disposé àconsidérer chacune de ses paroles comme ayant la vertu desparoles d’Évangile. Néanmoins, le policierestimait que le mieux était pour lui de se rendre compte et des’entretenir avec la personne qui, malgré tout, semblaitmêlée à la tragique aventure conclue par la mortde Daniel.
Mme Verdon,lui avait-on dit, est une vieille dame riche, qui vit en célibataire,dans une petite propriété coquette et confortablequ’elle possède. C’est une femme de mœurstrès simples, en excellents termes avec tout le monde, maisn’ayant d’intimité avec personne.
Ellereçoit peu de lettres, elle n’introduit jamais de genschez elle ; son existence paraît normale. Elle est âgée,sort peu, ce qui est compréhensible, et vit dans un élégancebourgeoise du meilleur aloi qui laisse supposer que cette femme n’aeu ni revers de fortune, ni déboires, et que, d’autrepart, ce n’est point une parvenue.
Juves’était efforcé d’obtenir de Gauvinquelques renseignements sur la situation pécuniaire deMme Verdon.
Lejeune homme, soit parce qu’il ne voulait pas renseigner lepolicier, soit parce qu’il avait réellement le respectdu secret professionnel, s’était refusé àtoute communication sur ce point.
Certes,Juve avait été mis au courant des mauvais bruits quicouraient sur Mme Verdon…
Etnotamment, quelques personnes lui avaient dit que c’étaitune aventurière, d’autres, que c’était unefemme ayant le plus terrible mystère dans son existence ;mais le policier savait trop ce que valent ces sortes derenseignements, pour y prêter attention.
Finalement,il finissait par n’avoir confiance qu’en une seule chose,son opinion personnelle.
Ilarriva à Domène vers neuf heures et demie du matin ettrouva le pittoresque village tout particulièrement animé.
Il yavait eu, la veille, marché aux gants, et, ce jour-là,les ouvrières prenaient quelque repos et s’accordaientde la liberté ; des promenades s’organisaient, lesgens sortaient de chez eux en habit de fête. Le lendemain dumarché à Domène, c’est un véritabledimanche.
Juves’installait dans un cabaret de la place principale.L’établissement était fort achalandé, caril constituait en même temps la salle d’attente de lastation du chemin de fer sur route, qui désormais n’allaitpas tarder à arriver de Grenoble.
Il yavait là des couples d’amoureux, de braves familles depaysans, traînant à leur remorque des douzainesd’enfants au nez sale. Quelques vieux montagnards avec leursbâtons et leurs souliers ferrés, jetaient une notepittoresque dans cette foule bruyante et joyeuse, qui se préparaità partir soit pour Grenoble, soit pour les villagesenvironnants.
Juves’était attablé au fond du cabaret, et ilprofitait de la considération qu’il avait fait naîtreimmédiatement en commandant une bouteille de vin bouchépour faire causer le patron de l’établissement.
— Jesuis courtier, disait-il, je vends des tapis. J’ai de superbeséchantillons à la gare, mais je les ai laisséspour ne pas m’encombrer. Vous qui êtes du pays, nepourriez-vous pas m’indiquer quelques personnes à qui jepourrais aller faire des offres ?
Àquoi rétorqua le cabaretier :
— Nousautres, ici, nous ne sommes guère riches, et les gens qui ontun bas de laine, ne s’amusent pas à faire du luxe. Lestapis, c’est du superflu, et je ne vois personne qui puissevous en acheter, à part l’épicier du coin…Et encore ce sont des tapis brosses qu’il tient, comme quidirait des paillassons. Est-ce que c’est cela votre genre ?
— Non,fit Juve en souriant. Moi, je tiens des tapis de Turquie, des tapisd’Orient, des tapis de luxe en un mot…
— Ehbien, mon garçon, coupa péremptoirement le cabaretier,si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous enretourner, car vous ne ferez point d’affaire ici.
Lepolicier, toutefois, versait une rasade au patron de l’établissement.
— Prenezdonc un verre avec moi ? disait-il.
Lecabaretier ne refusait pas.
Ilsouriait à son hôte inconnu, par amabilité, parpolitesse ; en réalité, il ne savait trop que luidire.
Juve,cependant, reprenait la parole, car le policier avait son idéeet, sans en avoir l’air, il interrogeait :
— J’aivu comme ça, fit-il, dans le Bottin, qu’il y a par iciune vieille dame très riche, qui possède de joliespropriétés à l’entrée du village…
Lecabaretier s’esclaffa :
— Maparole ! Le Bottin est bien renseigné, puisqu’ildonne tous ces détails !… Ou alors, mon garçon,vous êtes bien au courant des habitants du pays… Vousavez raison, toutefois, et je n’y pensais pas tout àl’heure. C’est vrai, il y a une Mme Verdon,qui passe pour la châtelaine du village ; mais je ne lacrois pas bien riche. La meilleure preuve, c’est que ces tempsderniers elle cherchait un pensionnaire…
Juvel’interrompit aussitôt.
— Précisez,demanda-t-il. Elle cherche un pensionnaire ?
Lepolicier, en effet, venait d’avoir subitement l’idéeque peut-être, sous le prétexte de venir habiter chezMme Verdon, il pourrait faire sa connaissance sanslui révéler sa qualité.
Maisle cabaretier détruisait aussitôt cet espoir.
— Ellecherchait un pensionnaire, poursuivit-il, elle l’a mêmetrouvé… Un drôle de type, par exemple…C’est un professeur, à ce qu’on dit. Je l’aivu hier ; il est venu ici commander de la bière etembaucher des domestiques pour le compte de Mme Verdon.
— Ellen’avait donc pas de domestiques ? demanda Juve.
— Pasjusqu’à présent, sauf une femme de ménage.Or, paraît que maintenant, depuis qu’elle a cepensionnaire, il y aurait dans la maison valet de chambre, femme dechambre et cuisinière. À quand le cocher etl’automobile ?…
Lecabaretier plaisantait. Juve, cependant, devenait perplexe.Assurément, la conduite de cette dame Verdon étaitassez bizarre ! Comme l’avait dit le cabaretier, le faitde prendre un pensionnaire dénotait qu’assurémentla propriétaire ne devait pas être très fortunée,mais le fait que sitôt ce pensionnaire trouvé, ellefaisait des frais énormes, tels que l’engagement d’unedomesticité nombreuse, était de nature àsurprendre plus encore.
Juveinterrogea.
— Cepensionnaire, ce professeur, quel homme est-ce ?
— Unvieux, rétorqua le cabaretier, avec une grande barbe blancheet un long manteau qui lui tombe jusqu’aux chevilles. Il al’air d’un vieux juif allemand. Paraît qu’ilest astrologue ou géologue, je ne sais pas exactement. Ils’appelle Marcus, et arrive du fin fond de la Suisse…Mais, au fait, qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire ?
Laquestion du cabaretier frappait Juve. Il rétorqua simplement :
— Sije vous demande ces renseignements, c’est toujours dansl’espoir que je vais découvrir, en causant avec vous,quelqu’un qui pourra m’acheter des tapis.
Uncoup de sifflet rauque retentissait : c’était letrain sur route qui arrivait de Grenoble avec une demi-heure deretard.
Ettandis que le cabaret, considéré comme salle d’attente,se vidait instantanément, et que les wagons du petit chemin defer se remplissaient de voyageurs, Juve quittait aussi la salled’auberge, et s’en allait dans la direction de lapropriété habitée par Mme Verdon.
Uneheure après, le policier revint dans le cabaret. Il étaitde fort mauvaise humeur et son visage peignait assurément sessentiments, car le cabaretier, l’ayant aperçu, s’envint s’asseoir à côté de lui.
Illui tapait familièrement sur l’épaule.