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Sans un mot, sans un sourire, elle arrangea les oreillers d’Aldo pour le redresser, déposa le plateau devant lui.

– Pardonnez-moi, je n’ai pas faim, dit-il, sincère et d’ailleurs peu tenté par l’espèce de bouillie au lait – cela ressemblait assez à du porridge anglais – qu’on lui proposait, accompagnée d’une tasse de thé.

Sans répondre, la femme fronça les sourcils qu’elle avait touffus et indiqua d’un doigt péremptoire que le blessé n’avait rien d’autre à faire que se restaurer. Et là-dessus, elle sortit.

Aldo qui aurait donné sa main gauche pour le bon café et les petits pains chauds de Cecina pensa que s’il voulait reprendre des forces – et il en manquait singulièrement ! – il lui fallait se nourrir, goûta d’une cuillère prudente, constata que c’était chaud, bien sucré, et que cela sentait la vanille. Et comme d’autre part il était incapable de se débarrasser lui-même du plateau, il entreprit d’ingurgiter son contenu et se sentit un peu mieux. Le thé, il est vrai, était un excellent darjeeling et, après tout, cela aurait pu être pire. Il achevait son repas quand la porte s’ouvrit, livrant passage à Adalbert qui eut un large sourire devant le spectacle offert :

– On dirait que ça va mieux ? Tu as le teint un peu boueux mais j’espère qu’avec le temps ça s’arrangera. En tout cas, c’est beaucoup mieux qu’hier après-midi !

– Hier après-midi ? Je suis là depuis combien de temps ?

– Ça va bientôt faire quarante-huit heures. Et les gens d’ici ne t’ont pas ménagé leurs soins…

– Je les remercierai mais, si j’ai bien compris, je suis toujours dans le ghetto ?

– On dit la ville juive ou Josefov, rectifia Adalbert d’un ton doctoral. Et tu peux en remercier Dieu : ce docteur Meisel a des doigts de fée : la balle a manqué ton cœur d’un demi-centimètre. Tu n’aurais pas été mieux opéré dans n’importe quel grand hôpital occidental…

– Je t’en prie, enlève-moi ça et assieds-toi ! Et puis dis-moi comment toi, tu vas ?

Adalbert ôta le plateau qu’il posa sur une petite table, tira l’un des fauteuils bleus et s’installa.

– J’ai la tête dure, Dieu soit loué, mais cette brute que je n’ai pas entendue venir a tapé comme un sourd et j’ai mis du temps à reprendre connaissance. En fait, c’est cet extraordinaire rabbin qui m’a ranimé. Sur le moment, j’ai cru en le voyant que je rêvais : il a l’air sorti tout droit du Moyen Âge.

– C’est bien possible ! Rien de ce qui se passe ici ne saurait plus m’étonner. Mais parle-moi d’Aloysius. Liwa m’a dit qu’il est mort, qu’un de ses serviteurs s’en était chargé ?

– Oui et ce n’est pas le moindre mystère : moi je n’ai rien vu parce qu’on me réconfortait dans cette maison, mais je sais qu’il a tiré sur le rabbin et l’a touché au bras. Quant à lui, les gens du quartier l’ont retrouvé au matin, couché devant rentrée du cimetière : il ne portait pas la moindre blessure apparente mais on aurait dit qu’un rouleau compresseur lui était passé dessus.

– J’imagine qu’on a prévenu le consul américain et qu’il en fait toute une histoire ?

De son geste habituel, Adalbert fourragea dans ses boucles blondes mais avec plus de retenue que d’habitude : son crâne devait être encore sensible.

– Eh bien, pas vraiment, soupira-t-il. D’abord, on s’est aperçu que Butterfield qui ne s’appelait pas Butterfield mais Sam Strong était en réalité un gangster recherché dans divers États des États-Unis. Et puis, quand le consul est arrivé dans le quartier, il s’est cru chez les fous. Tu n’imagines pas la terreur qui règne ici depuis la découverte de ne cadavre insolite. Les gens disent que c’est le Golem qui a fait justice parce que ce mécréant a osé tirer sur le grand rabbin… Eh bien, tu en fais une tête ? Ne me dis pas que tu y crois toi aussi ?

– Non… non bien sûr. Ce n’est qu’une légende.

– Mais ici les légendes ont la vie dure, surtout celle-là. Les gens croient que les restes de la créature de rabbi Loew reposent dans les combles de la vieille synagogue et qu’ils se sont reconstitués plusieurs fois au cours des siècles pour faire justice ou semer la crainte du Tout-Puissant…

– Je sais… On dit aussi que notre rabbin est le descendant du grand Loew … peut-être même saréincarnation, qu’il en possède les pouvoirs, qu’il a percé les secrets de la Kabbale…

Tout en parlant,  Aldo retrouvait l’étrange impression qu’un pan de mur s’était mis en mouvement à l’instant où il perdait conscience. Butterfield avait commis l’offense majeure, non seulement en tirant sur l’homme de Dieu mais en l’insultant, et dans l’enceinte même de son temple. Et puis Liwa n’avait-il pas dit tout à l’heure que son serviteur s’en était chargé ? Or le seul serviteur qu’Aldo connaissait était celui qui l’autre jour l’avait introduit auprès de Liwa : un petit homme ayant une tête de moins que l’Américain et tout à fait incapable de l’écraser sous son poids.

L’entrée d’un homme en blouse blanche, un stéthoscope autour du cou, interrompit la conversation. Adalbert se leva et se recula pour lui permettre d’approcher du lit en annonçant : – Voici le docteur Meisel. Le blessé sourit et tendit une main que le chirurgien prit dans les siennes qui étaient fortes et chaudes. Il ressemblait à Sigmund Freud, mais son sourire rayonnait de bonté.

– Comment vous remercier, docteur ? murmura Morosini. Vous avez accompli un miracle, si j’ai bien compris ?

– En vous tenant tranquille ! Tant que vous avez été au pouvoir de la fièvre, vous nous avez donné beaucoup de mal. Cela dit, il n’y a pas de miracle : vous possédez une solide constitution et vous pouvez en remercier Dieu. Voyons un peu où nous en sommes !

Dans un profond silence, il examina son patient sous toutes les coutures, refit le pansement posé sur sa poitrine et ses mains étaient d’une extraordinaire légèreté. Enfin, il déclara :

– Tout est pour le mieux. À présent, il vous faut surtout du repos pour assurer la cicatrisation, et puis reprendre des forces en vous nourrissant bien. Dans trois semaines, je vous rendrai à la liberté !

– Trois semaines ? Mais devrai-je vous encombrer tout ce temps ?

– Où prenez-vous que vous encombriez ?

– Mais… simplement cette chambre. Il est évident que c’est celle d’une jeune fille ?

– En effet. C’était celle de ma fille, Sarah, mais elle est morte…

La voix chaleureuse, fêlée un instant, retrouva aussitôt sa sérénité :

– Faites taire vos scrupules ! Sarah était une excellente infirmière et j’accueille parfois chez elle des gens qui préfèrent ne pas avoir affaire à l’hôpital public. Allons, je vous laisse. À demain ! .., Ne le fatiguez pas trop ! ajouta-t-il à l’adresse d’Adalbert.

– Je reste encore quelques minutes et je pars ! Quand il eut quitté la pièce, Vidal-Pellicorne reprit sa place. Morosini semblait perplexe :

– Qu’est-ce qui t’embête ? demanda Adalbert. Ces trois semaines ?

– Oui, bien sûr ! D’autre part, je dois en avoir besoin : jamais je ne me suis senti aussi faible…

– Ça s’arrangera. Tu veux que je prévienne chez toi ?

– Surtout pas, mais je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi.

– Tout ce que tu voudras sauf de rentrer à Paris. Je ne te lâcherai qu’en pleine forme. Moi j’ai tout mon temps…

– Ce n’est pas une raison pour le perdre. Tu devrais bien prendre la voiture, aller chercher Wong et le conduire à Zurich. Il semble y tenir et puis, qui sait, il y trouvera peut-être des nouvelles ? Sinon du rubis au moins de Simon parce que pour le premier…

– Nous n’avons guère de chance de le retrouver, n’est-ce pas ? Depuis que tu es ici, je fouille Prague à la recherche du petit homme aux lunettes noires mais il a dû filer aussitôt. Pas la moindre trace ! La police aussi le cherche car j’ai, bien sûr, donné son signalement. L’attaque contre le grand rabbin fait du bruit en ville…

– Même si on arrive à mettre la main dessus, on n’aura pas le rubis pour autant : il doit être aux mains de Solmanski. Le petit bonhomme fait sûrement partie de la bande américaine ramenée par Sigismond. Cela dit, je ne désespère pas de l’attraper celui-là. N’oublie pas qu’il est mon beau-frère et puis, le rubis fera peut-être encore des siennes ?

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