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Accueillir un égyptologue doublé d’un prince-antiquaire ne parut pas le surprendre outre mesure. Il s’en acquitta avec une parfaite bonne grâce et une sorte d’empressement qui fit penser à

Morosini que le Dr Erbach devait s’ennuyer ferme dans cet immense château que les quelques domestiques aperçus ne parvenaient pas à peupler.

– Vous avez de la chance de me trouver ici, expliqua-t-il en rejoignant ses visiteurs dans le ravissant salon chinois où ils avaient été introduits. J’assume, en effet, les bibliothèques des autres châteaux Schwarzenberg : Hluboka où la famille réside le plus souvent, celle-ci et Trebon qui est de peu d’importance. Je suis venu à Krumau pour y classer l’énorme correspondance du prince Felix lorsqu’il était ambassadeur à Paris en 1810, au moment du mariage de Napoléon I eravec notre archiduchesse Marie-Louise. Une bien tragique histoire ! ajouta-t-il en soupirant sans songer un seul instant à offrir un siège à ses visiteurs. Vous qui êtes français, Monsieur – et il se tourna vers Adalbert – vous savez sans doute quel drame a vécu la famille à cette horrible époque ? … Comment, lors du bal donné à l’ambassade, rue du Mont-Blanc, en l’honneur des nouveaux époux, la salle de bal improvisée dans les jardins prit feu, déchaînant une horrible panique et comment notre malheureuse princesse Pauline, la plus exquise des ambassadrices, périt dans les flammes en recherchant sa fille… Quelle chose abominable !

Il avait dévidé tout cela sans respirer mais, après « abominable », il s’accorda un profond soupir qu’Aldo saisit au vol :

– Nous nous intéressons aussi à l’Histoire ainsi que vous le devinez, dit-il, mais notre propos n’est pas de vous interroger sur le glorieux parcours des princes Schwarzenberg, si haut en couleurs soit-il…

– Ça, vous pouvez le dire ! La princessePauline est même entrée dans la légende. On prétend qu’à l’instant même où elle expirait, son fantôme apparut ici, à Krumau, à la nourrice qui veillais sur son plus jeune enfant. Mais je vous tiens debout ! Je vous en prie, Messieurs, prenez place !

Il désignait deux élégants cabriolets Louis XV tendus de satin bleu et blanc, se carrait dans un troisième, et reprenait :

– Où en étions-nous ? Ah oui, la malheureuse princesse Pauline ! Vous pourrez, si vous le désirez, admirer son portrait en robe de bal dans les grands appartements où bien des souverains…

Heureux d’avoir un auditoire, il repartait pour quelque interminable digression quand Adalbert décida d’intervenir et saisit la balle au bond :

– C’est justement à propos de souverains que nous sommes ici et que nous nous permettons de vous déranger, Herr Doktor. Il est temps, je crois, que je vous expose le but de notre visite : mon ami le prince Morosini ici présent et moi-même désirons recueillir des documents sur les résidences impériales et royales de l’ancien Empire austro-hongrois.

Les sourcils du bibliothécaire, qui avait profité de l’interruption pour tirer une pincée d’une fort belle tabatière, remontèrent au milieu de son front et il leva en signe d’avertissement une main blanche et soignée digne d’un prélat :

– Permettez, permettez ! Si vaste et si noble qu’il soit, Krumau n’a jamais été résidence impériale, même si ses princes ont été souverains.

– N’a-t-il pas appartenu à l’empereur Rodolphe II ?

L’aimable visage se changea en un masque de la douleur :

– Oh mon Dieu ! Vous avez raison et je ne le sais que trop, mais voyez-vous les habitants de ce château, comme de la ville d’ailleurs, s’efforcent d’oublier. Vous tenez vraiment à ce que je vous en parle ?

– C’est indispensable pour notre ouvrage, dit Aldo. Mais s’il vous est trop pénible de retracer l’horrible histoire du bâtard impérial, sachez que nous la connaissons déjà. Ce qui nous manque, ce sont surtout des dates et des emplacements. Le château, bien entendu, n’était pas ce qu’il est maintenant ? …

– Bien entendu, fit Erbach soulagé. Je vous ferai visiter tout à l’heure ce qui demeure de cette époque. Quant aux dates, l’Empereur n’a gardé Krumau qu’une dizaine d’années. C’est en 1601 qu’il contraignit le dernier des Rozemberk, Petr Vork, perdu de dettes et de débauches, à lui vendre le domaine dont il fit présent en 1606 à… donGiulio à la suite d’un scandale sans précédent. Je devrais dire plutôt qu’il l’y assigna à résidence En espérant que l’éloignement suffirait à faire oublier sa conduite. Et puisque vous savez ce qui s’est passé, je me contenterai de vous dire qu’après l’affreux drame dont il fut le triste héros, le bâtard, enfermé dans ses appartements transformés en prison, y mourut subitement le 25 juin 1608. Après sa mort, l’Empereur conserva le château jusqu’en 1612, date à laquelle il en fit présent à l’un de ses fidèles amis et conseillers, Johann Ulrich von Eggenberg…

– Onze ans, en effet, coupa Adalbert. Mais revenons un instant, s’il vous plaît, à ce Giulio que je connais moins bien que le prince Morosini Nous croyons savoir qu’il a été enterré dans votre chapelle et nous aimerions que vous nous montriez sa tombe.

Le bibliothécaire prit une mine offusquée :

– Il y a longtemps qu’elle n’y est plus ! Vous pensez bien que le nouveau propriétaire se souciait peu de conserver un tel voisinage ! D’autant que certaines de ses servantes manquèrent mourir de peur après avoir rencontré le fantôme sanglant d’un homme nu… Il s’en ouvrit au supérieur des Minorites dont le couvent se trouve en bas, au quartier de Latran, et le pria de se charger du défunt que la proximité de saints hommes convaincrait peut-être de se tenir tranquille mais celui-ci craignait de soulever une émeute en ville. Ce qui ne manquerait pas de se produire si les restes du fou meurtrier venaient reposer à l’intérieur de la cité. Le drame était encore trop proche.

– Et alors ? Qu’en a-t-il fait ? s’inquiéta Morosini. On l’a jeté à la rivière ?

– Oh, prince ! … Ce misérable était tout de même de sang impérial ! Après réflexion, le supérieur eut une idée : à quelque distance de la ville, se trouvait un petit prieuré dépendant de son couvent qui n’était plus habité mais où l’on disait encore la messe à certaines dates. La terre, bien sûr, en était aussi sacrée que pouvait l’être celle de notre chapelle Saint-Georges ou celle du monastère. Johann Ulrich von Eggenberg trouva l’idée excellente, mais on convint d’agir dans le plus grand secret. Ce fut donc de nuit que le lourd cercueil en bois de teck fut transporté dans le cimetière du prieuré où l’on n’enterrait plus personne depuis longtemps…

– … et qui devait être retourné à l’état sauvage ? remarqua Vidal-Pellicorne sarcastique. Ainsi le mort disparaissait de la surface de la terre ?

– On n’a pas osé aller jusque-là. D’après ce que j’ai pu lire dans les archives du château, une dalle gravée de son nom en latin : Julius, fut placée sur la tombe… mais on s’est arrangé pour que la végétation soit reconstituée autour afin que le secret fût mieux préservé. Il s’agissait d’éviter que le sommeil du défunt fût troublé par une quelconque soif de vengeance… Voilà, je vous ai dit tout ce que je sais, se hâta d’ajouter Erbach en s’épongeant le visage à l’aide d’un vaste mouchoir.

Le sujet, décidément, lui déplaisait fort…

– Pas tout à fait, fit Morosini soudain suave. Où se trouve le prieuré en question ?

– Oh, je ne crois pas qu’il puisse présenter quelque intérêt pour votre ouvrage, Excellence. Il est en ruine à présent…

– Mais ces ruines, où sont-elles ?

– Sur la route du sud, à une petite lieue… mais je vous en prie, parlons d’autre chose ! Voulez-vous visiter le château ?

Pour échapper à un sujet qui le terrifiait, Ulrich Erbach était prêt à ouvrir devant ses visiteurs toutes les portes qu’ils voudraient. N’ayant plus rien à apprendre de lui, les deux hommes le suivirent de bonne grâce, admirant sans réserve les merveilles de cette étrange demeure où les siècles se côtoyaient comme à Prague : la très belle cour Renaissance, le triple pont lancé sur une faille profonde entre deux rochers pour relier les habitations à un étonnant théâtre construit au XVIII esiècle et dont la scène tournante, la seule en Europe à cette époque, était en avance de quelques décennies. La bibliothèque, bien qu’elle eût été dépouillée d’une partie de ses trésors au bénéfice de celle de Hluboka, n’était pas sans attraits et son conservateur finit par soupirer :

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