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– Est-ce qu’elle chante encore ce soir ?

– Oui, je crois. Il me semble avoir vu qu’il y avait trois représentations exceptionnelles…

– Alors, le mieux c’est que tu y ailles. Tu diras n’importe quoi, je te fais confiance, et comme de toute façon nous partirons après déjeuner si tu en es d’accord, elle ne pourra pas te courir après… Ce qu’elle ferait si tu ne te montrais pas au restaurant. Moi, je déjeunerai ici en t’attendant.

C’était la sagesse. Laissant Adalbert s’occuper des préparatifs du départ – ils avaient l’intention de garder leurs chambres pendant leur absence puisqu’il leur faudrait revenir à la vieille synagogue – et veiller à ce que la voiture soit prête pour le début de l’après-midi, Morosini fit appeler une calèche et se rendit à son rendez-vous. Sans trop d’enthousiasme bien sûr.

L’endroit était bien choisi pour une opération charme. Le jardin ombragé et fleuri où s’alignaient les tables offrait une vue ravissante sur la rivière et sur la ville. Quant au rossignol hongrois, il apparut dans une robe de mousseline fleurie de glycines et arborant un sourire éclatant sous une capeline couverte des mêmes fleurs : le tout beaucoup plus adapté à une garden-party dans n’importe quelle ambassade qu’à un déjeuner champêtre… et au solide plat de choucroute dont la belle fit choix, précédé de saucisses au raifort – « j’en raffole, mon cher ! » – et arrosé de bière. Curieux tout de même comme l’ambiance, même vestimentaire, dans laquelle on déguste un plat l’exalte ou l’amoindrit ! Aldo aurait été plus sensible à une mangeuse de choucroute en « dirndl » autrichien, les bras nus dans de courtes manches ballon en lingerie blanche, qu’à une prima donna qui tenait à ce qu’on la remarque. Comme il y avait peu de monde, elle y réussissait fort bien, d’autant qu’elle parlait assez fort, ne laissant ignorer à personne le titre princier de son compagnon :

– Tu ne pourrais pas parler un peu plus bas, finit-il par dire, excédé par la longue énumération des villes dans lesquelles Ida avait connu d’immenses triomphes. Il est inutile de prendre tout le monde à témoin de ce que nous disons…

– Pardonne-moi ! Je me rends compte que c’est une mauvaise habitude mais c’est à cause de ma voix. Elle a besoin d’être exercée sans cesse…

C’était la première fois que Morosini, habitué de la Fenice, entendait dire que l’entretien d’un soprano coloratura exigeait d’incessantes clameurs mais, après tout, chacun sa méthode :

– Ah bon ! Et quel est ton programme à présent ?

– Encore deux jours ici et puis je dois chanter dans plusieurs villes d’eaux célèbres : Karlsbad d’abord, bien entendu, puis Marienbad, Aix-les-Bains, Lausanne… je ne sais plus au juste. Mais, j’y pense, ajouta-t-elle en allongeant sur la nappe une main manucurée, pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Ce serait charmant et puisque tu es venu jusqu’ici pour m’entendre…

– Je t’arrête tout de suite : je ne suis pas venu ici pour t’entendre mais pour affaires et j’ai eu l’agréable surprise de voir que tu jouais Don Giovanni.Naturellement, je n’ai pas résisté…

– C’est gentil, mais j’espère qu’au moins nous n’allons pas nous quitter jusqu’à mon départ ?

Aldo prit la main qui s’offrait et y posa un baiser rapide :

– Malheureusement si ! Je quitte Prague cet après-midi en compagnie d’un ami avec qui je travaille. C’est désolant, ajouta-t-il hypocritement…

– Oh ! C’est navrant ! Mais, de quel côté vas-tu ? Si c’est vers Karlsbad…

Aldo bénit la célèbre station thermale de se trouver à l’ouest de Prague.

– Eh non ! Je vais au sud, vers l’Autriche. Sinon, tu penses bien que j’aurais été heureux de t’entendre à nouveau…

Il s’attendait à des gémissements, mais Ida semblait décidée aujourd’hui à tout prendre avec une certaine philosophie :

– Ne sois pas triste, carissimo mio ! J’ai une surprise pour toi : à l’automne j’ai un engagement pour Venise. Je dois chanter Desdémoneà la Fenice…

Morosini maîtrisa parfaitement le juron qui lui montait aux lèvres et trouva instantanément la parade :

– Quelle chance ! Nous irons t’applaudir avec beaucoup de plaisir… ma femme et moi.

Le sourire s’effaça et fit place à une vive déception.

– Tu es marié ? Mais depuis quand ?

– Novembre dernier. Que veux-tu, il faut bien en venir à se ranger… C’est drôle, ajouta-t-il, ma femme te ressemble un peu…

C’était d’ailleurs cette légère ressemblance qui l’avait attiré vers la chanteuse hongroise mais, en ce temps-là, il aimait Anielka et tout ce qui pouvait la lui rappeler lui était cher. À présent, il en allait différemment : plus aucune femme ne pouvait l’émouvoir… à moins de ressembler à Lisa ; mais Lisa était unique et toute similitude même vague lui eût fait l’effet d’un blasphème.

Ce qu’il venait de dire ne consolait pas Ida. L’œil perdu dans le lointain, elle tournait sa petite cuillère dans sa tasse de café. Aldo en profita pour s’intéresser à leur entourage. Il vit soudain se lever quelqu’un qu’il avait déjà vu et n’eut aucune peine à identifier : c’était l’homme qui causait hier soir dans le bar avec Aloysius Butterfield et qui l’avait délivré des importunités de l’Américain. Il avait dû déjeuner à une table voisine et à présent il partait, un journal plié à la main, en rechaussant ses lunettes noires. Aldo n’eut pas le temps de s’y intéresser davantage : la mélancolique songerie d’Ida s’achevait et elle revenait à lui :

– J’espère, dit-elle, que tu viendras bavarder avec moi, durant mon séjour à Venise ? Vois-tu, je crois aux coïncidences, au destin, et ce n’est pas sans raison que nous avons été remis en présence… Qu’en penses-tu ?

– Mais… je pense comme toi, sourit Aldo trop heureux de s’en tirer à si bon compte.

De toute évidence, Ida ne perdait pas espoir : une épouse légitime a-t-elle jamais empêché un homme d’avoir de belles amies ? Les rêves de la cantatrice venaient de prendre une direction différente et, comprenant qu’une bouderie quelconque ne la servirait en rien, elle fut charmante jusqu’à ce que l’on quitte Novacek, ses jardins et sa choucroute.

« Elle est plus intelligente que je ne le croyais », pensa Morosini et, de son côté, il fit preuve de plus d’amabilité que dans les débuts. Tous deux refranchirent la Moldau sur l’admirable pont Charles et la calèche déposa Ida de Nagy au théâtre où quelques raccords devaient être effectués. La chanteuse tendit à son ancien amant une main apparemment sans rancune :

– On se revoit à l’automne ?

– Ce sera un plaisir, répondit-il en s’inclinant avec galanterie sur les doigts offerts. Conduisez-moi à l’hôtel Europa, ajouta-t-il quand les mousselines mauves de la jeune femme eurent disparu sous le péristyle du théâtre.

L’après-midi même Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Prague, l’un au volant, l’autre étalant sur ses genoux une carte routière. Environ cent soixante kilomètres séparaient Krumau de la capitale mais il existait plusieurs routes possibles, les plus importantes passant par Pisek ou par Tabor. Adalbert choisit la seconde qui lui parut la plus facile, toutes aboutissant d’ailleurs à Budweis pour n’en plus former qu’une seule filant sur la frontière autrichienne et sur Linz.

Vers la fin de l’après-midi, ils arrivaient à destination après un voyage sans histoire. Quand ils découvrirent leur objectif après le dernier virage d’une route secondaire tracée à travers l’épaisse forêt bohémienne, ils eurent, en même temps, la même exclamation : « Aie ! », tandis qu’Aldo se garait sur le bord de la route.

– Si c’était un rendez-vous de chasse autrefois, ça a bien grandi, remarqua Vidal-Pellicorne.

– Versailles aussi était un rendez-vous de chasse sous Louis XIII, et tu as vu ce que Louis XIV en a fait ? Le rabbin m’a bien prévenu qu’il s agissait d’un château important !

– Possible, mais à ce point-là ! Arriverons-nous seulement à entrer là-dedans sans y avoir mis le siège pendant plusieurs mois ?

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