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Il faillit se lever pour chercher une autre place, mais la salle était déjà pleine. Quant à repartir, il ne pouvait tout de même pas errer en habit dans des brasseries ou autre tavernes pour attendre minuit ? Il se rassura vite, cependant : la dame qui vint prendre place auprès de lui, flanquée d’un petit monsieur incolore, était une imposante personne débordant à la fois de chairs plantureuses et d’une abondance de plumes noires pour lesquelles on avait dû dépouiller tout un troupeau d’autruches. Morosini, en dépit de sa taille, disparut en partie derrière cet écran providentiel, s’y trouva bien et put apprécier paisiblement la divine musique du divin Mozart. Jusqu’à la fin de l’entracte tout au moins !

Quand la salle se ralluma, il se dépêcha de vider les lieux pour prendre un verre au bar en grignotant un ou deux bretzels – il n’avait pas pris le temps de dîner – mais hélas, quand il regagna sa place il y trouva aussi une ouvreuse nantie d’un billet qu’elle lui remit avec un coup d’œil complice : il était bel et bien repéré.

« Comme c’est gentil d’être venu ! écrivait la Hongroise. Naturellement nous soupons ensemble ? Viens me chercher après le spectacle. Amour toujours ! Ton Ida. »

Voilà ! C’était la catastrophe. S’il ne répondait pas d’une façon ou d’une autre à l’invite de son ancienne maîtresse, elle était capable de le chercher dans toute la ville et il passerait pour un abominable mufle ! Ce soir, au moins, il faudrait qu’elle se passe de lui. Tout l’or du monde ne lui ferait pas manquer l’étrange rendez-vous du grand rabbin.

Il se contraignit cependant au calme – le feu n’était pas au théâtre ! –, attendit que le deuxième acte soit bien avancé et que Donna Anna ait achevé sous les bravos l’air « Crudele ? Ah no ! mio ben ! … » pour sortir de sous ses plumes et s’esquiver discrètement. Hors de la salle, il trouva l’ouvreuse de tout à l’heure, tira un billet de son portefeuille :

– S’il vous plaît, voudriez-vous, lorsque le spectacle sera fini, aller porter ceci à Fraulein de Nagy ?

Au verso du billet qu’il avait reçu, il griffonna rapidement quelques mots : « Comme tu l’as deviné, je ne suis venu que pour t’entendre mais j’ai tout à l’heure une affaire importante à régler. Il ne nous sera pas possible de souper ensemble. Je te donnerai de mes nouvelles dès demain. Ne m’en veux pas. Aldo. »

Tout en repliant la lettre pour la remettre dans son enveloppe il ajouta :

– J’ai aperçu une fleuriste près du théâtre, en arrivant. Voulez-vous aller chercher une vingtaine de roses que vous joindrez à mon message ? Je dois partir.

L’importance du nouveau billet apparu au bout des doigts de cet homme si séduisant élargit encore le sourire de la femme. Elle prit le tout et esquissa une petite révérence :

– Ce sera fait, Monsieur, soyez sans crainte. Il est seulement dommage que vous ne puissiez assister à la fin. Elle promet d’être triomphale…

– Je m’en doute mais l’on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Merci de votre obligeance…

En reprenant sa voiture, Aldo eut un soupir de soulagement. La façon dont Ida réagirait lui importait peu : il n’avait pas du tout l’intention de la revoir. Ce qui comptait, c’était d’être à minuit près de l’entrée du château royal… À ce moment, il entendit sonner onze heures à l’horloge historique et pensa qu’il serait très en avance, mais cela valait beaucoup mieux que de faire attendre Jehuda Liwa. Il aurait ainsi tout le temps de garer son automobile dans un endroit tranquille…

Il mit en marche doucement pour entendre encore le faible écho de la musique. À Prague d’ailleurs, tout comme à Vienne, il y avait toujours une mélodie, l’écho d’un violon, d’une flûte de Pan ou d’une cithare qui traînait dans l’air et ce n’était pas l’un de ses moindres charmes. Toutes vitres baissées, Aldo respira les odeurs de la nuit mais pensa que le temps pourrait bien se gâter. Le ciel, encore clair lorsqu’il était arrivé au théâtre, se chargeait de lourds nuages. Il avait fait chaud ce jour-là et le soleil en se couchant n’avait pas ouvert la porte à la fraîcheur. Un lointain roulement de tonnerre annonçait, qu’un orage se préparait mais Morosini ne s’en souciait pas. Il devinait qu’une aventure hors du commun l’attendait et il en éprouvait une excitation secrète pas désagréable du tout. Il ignorait pourquoi le grand rabbin l’emmenait là-haut mais l’homme en lui-même était tellement fabuleux qu’il n’eût pas donné sa place pour un empire.

Tandis que sa petite Fiat escaladait les pentes du Hradschin, Aldo avait déjà l’impression de plonger dans un inconnu énigmatique. Les rues obscures, silencieuses au point que le bruit du moteur faisait l’effet d’une incongruité, n’étaient qu’à peine éclairées par d’antiques réverbères placés de loin en loin. Là-haut, l’immense château des rois de Bohême dessinait une masse noire. Parfois, dans le pinceau des phares, les yeux d’un chat allumaient une double lueur. Ce fut seulement en arrivant sur la place Hradcanské sur laquelle ouvraient les grilles monumentales du château que Morosini eut l’impression de regagner le XX esiècle : quelques réverbères éclairaient les huit groupes sculptés dressés sur les colonnes ponctuant les grilles au monogramme de Marie-Thérèse, et aussi les guérites aux rayures grises et blanches abritant les sentinelles chargées de la garde du Président.

Peu désireux d’attirer l’attention des soldats, Morosini alla garer sa voiture près du palais des princes Schwarzenberg, la ferma puis remonta vers le renfoncement où s’ouvrait la double arcade menant aux jardins, clos eux aussi par des grilles.

Même si cela paraissait bizarre c’était le lieu du rendez-vous et Aldo se mit en devoir d’attendre à grand renfort de cigarettes. Le silence lui parut total puis, peu à peu, à mesure que passait le temps, des bruits légers lui parvinrent : ceux lointains de la ville au bord du sommeil, le vol d’un oiseau, le miaulement d’un chat. Et puis des gouttes d’eau se mirent à tomber au moment où, quelque part vers le nord, un éclair allumait le ciel comme une pincée de magnésium enflammé. A cet instant précis, la cathédrale Saint-Guy sonna minuit, la grille tourna sans bruit sur ses gonds de fer et la longue silhouette noire de Jehuda Liwa apparut, faisant signe à Morosini de la rejoindre. Il jeta sa cigarette et obéit. Derrière lui, la grille se referma d’elle-même.

– Viens, murmura le grand rabbin. Prends ma main !

L’obscurité était profonde et il fallait les yeux de la foi pour se guider à travers ces jardins peuplés de statues et de pavillons.

Soutenu par la main ferme et froide de Liwa, Aldo atteignit un escalier monumental traversant les bâtiments du palais. Au-delà, il y avait une grande cour dominée par les flèches de la cathédrale dont le portail principal ouvrait juste en face de la voûte, mais Morosini eut à peine le temps de se reconnaître : on franchit une porte basse dans ce qu’il reconnut être la partie médiévale du château. Y étant venu dans l’après-midi, ses souvenirs étaient encore très frais et il savait que l’on se dirigeait vers l’immense salle Vladislav qui occupait tout le deuxième étage du bâtiment. Le guide avait dit tout à l’heure qu’elle était la plus grande salle profane d’Europe : il est vrai qu’elle évoquait assez l’intérieur d’une cathédrale, avec sa haute voûte aux nervures capricieuses, véritables entrelacs végétaux, compliquées et cependant harmonieuses. C’était un joyau du gothique flamboyant, bien que ses hautes fenêtres arborassent déjà les couleurs de la Renaissance.

– Les rois de Bohême puis les empereurs y recevaient leurs vassaux, dit le grand rabbin sans prendre la peine d’étouffer sa voix qui résonna comme un bronze. Le trône était placé contre ce mur, ajouta-t-il en montrant la paroi du fond.

– Que faisons-nous ici ? demanda Morosini en éteignant sa propre voix.

– Nous venons chercher la réponse à la question que tu m’as posée ce matin : qu’est-ce que l’empereur Rodolphe a fait du rubis de sa grand-mère ?

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