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Il atteignit le quartier de Josefov et ses deux pièces maîtresses, le vieux cimetière juif et la synagogue Vieille-Nouvelle qui l’intéressait au premier chef puisque celui qu’il venait chercher, le rabbin Jehuda Liwa, en était le desservant et habitait une maison proche. Un long moment, il contempla le sanctuaire juif, le plus vieux de Prague puisqu’il remontait au XIII esiècle. C’était, isolé sur une petite place, un vénérable édifice composé d’une base large et basse sur laquelle se dressait une sorte de chapelle à double pignon coiffée d’un toit pentu si haut qu’il semblait enfoncer le bâtiment dans la terre. Aldo en fit le tour à deux reprises, ne sachant trop à quoi se résoudre.

Pour suivre les recommandations du baron Louis, il aurait dû attendre l’arrivée d’Adalbert, mais quelque chose lui soufflait qu’il ferait mieux de délivrer dès à présent son billet de recommandation. Il ne s’y résolvait pas cependant, retenu par une crainte sacrée. Alors il fit quelques pas dans les rues étroites et sombres du quartier.

Contrairement à celui de Varsovie, le ghetto de Prague ne présentait plus son ancienne architecture de ruelles sordides aux baraques entassées plus ou moins de guingois. En 1896, l’empereur François-Joseph l’avait fait démolir afin d’assainir ce domaine préféré des rats et de la vermine. Seuls avaient été épargnés les synagogues et le petit hôtel de ville où se traitaient les affaires internes de la cité juive. Pourtant, en moins de trente ans, le nouveau quartier avait réussi à retrouver son pittoresque d’antan grâce à ses maisons étroites, collées les unes aux autres, ses gros pavés disjoints, ses échoppes de fripiers, de savetiers, de brocanteurs et de marchands de nourriture, ses passages sous voûte, ses escaliers extérieurs où s’accrochait le linge à sécher. Des odeurs de choux, d’oignons cuits et de soupe aux navets, s’y mêlaient à des relents moins nobles même si, devant les lieux de prière,  l’encens qui prévalait.

Toujours aux prises avec ses incertitudes, Morosini allait franchir le mur du vieux cimetière qui ressemblait à une mer dont quelque génie aurait figé les vagues, tant ses pierres tombales grises semblaient s’étayer ou se bousculer entre des massifs de jasmin ou de sureau, quand il vit soudain un homme vêtu de noir, coiffé en cadenettes sous un chapeau rond, qui sortait de la synagogue et en refermait soigneusement la porte avec une énorme clé. Morosini s’approcha :

– Veuillez me pardonner de vous aborder ainsi, mais seriez-vous le rabbin Liwa ?

Sous le rebord de son chapeau noir, l’homme scruta ce visage étranger avant de répondre :

– Non. Je ne suis que son serviteur indigne. Que lui voulez-vous ?

Le ton hostile n’avait rien d’encourageant. Aldo cependant refusa de s’en apercevoir :

– J’ai une lettre à lui remettre.

– Donnez !

– À lui remettre en mains propres et puisque vous n’êtes pas le rabbin…

– De qui, cette lettre ?

C’était plus que n’en pouvait supporter Morosini.

– Je commence à croire que vous êtes en effet un « indigne » serviteur. Qui vous permet de prendre connaissance du courrier de votre maître ?

Entre ses tire-bouchons de cheveux noirs, l’homme devint très rouge :

– Que voulez-vous, alors ?

– Que vous me conduisiez vers lui… dans cette maison, fit le prince en désignant la bâtisse dont il savait déjà qu’elle était la bonne. Puis il ajouta : Et, bien entendu, que vous m’introduisiez si rabbi Liwa le veut bien.

– Venez !

À y regarder de plus près, la maison semblait beaucoup plus vieille que ses voisines. Ses murs avaient ce gris profond qu’apportent les siècles et ses fenêtres aux verres de couleur sertis de plomb s’effilaient en ogive, cependant qu’une étoile à cinq branches, usée par le temps, timbrait la porte basse que l’homme ouvrit avec une clé presque aussi grosse que celle de la synagogue. Morosini pensa que l’on avait épargné ce logis au moment des démolitions.

Derrière son guide, il gravit un escalier de pierre étroit tournant autour d’un pilier central, mais quand on arriva devant une porte peinte d’un rouge éteint et garnie de pentures de fer, l’homme pria le visiteur de lui donner enfin sa lettre et d’attendre là :

– Il n’y a que ses mains, à lui, derrière cette porte. Sur mon salut, personne d’autre n’y touchera…

Sans répondre, Aldo donna ce qu’on lui demandait et s’adossa à la vis de pierre pour patienter. Il n’attendit pas longtemps. Bientôt la porte se rouvrait et son guide, avec un respect tout nouveau, s’inclinait devant lui en l’invitant à entrer.

La salle que Morosini découvrit occupait tout l’étage, comme au Moyen Âge, mais la ressemblance ne s’arrêtait pas là. Bien qu’au-dehors il fît soleil, de hautes et épaisses bougies posées dans des chandeliers de fer à sept branches éclairaient une pièce qui, à cause de ses voûtes noires, de ses étroites ouvertures et des verres jaunes et rouges sertis de plomb, en avait grand besoin. Un homme était là, anachronique lui aussi et que l’on ne devait plus pouvoir oublier une fois qu’on l’avait vu : très grand – surtout pour un Juif ! –, très maigre, ses épaules osseuses laissaient couler jusqu’à terre les plis d’une longue robe noire. Longs aussi les cheveux blancs, brillants comme de l’argent, que coiffait une calotte de velours, mais le plus impressionnant était sans doute son visage barbu, ridé, et surtout son regard sombre, profondément enfoncé sous l’orbite impérieuse : il brillait d’un feu intense.

Le grand rabbin se tenait debout près d’une longue table supportant des grimoires et un vieil incunable à couverture de bois, l’Indraraba, le Livre des secrets. On disait de cet homme qu’il n’appartenait pas à ce monde, qu’il connaissait le langage des morts et savait interpréter les signes de Dieu. Non loin de lui, sur un lutrin de bronze, le double rouleau de la Thora reposait dans un écrin de cuir et de velours brodé d’or.

Morosini s’avança jusqu’au milieu de la salle et s’inclina avec autant de respect qu’il en eût montré à un roi, se redressa et ne bougea plus, conscient de l’examen que lui faisaient subir ces yeux étincelants.

Jehuda Liwa laissa retomber sur la table la carte du baron Louis et, de sa longue main pâle, indiqua un siège à son visiteur :

– Ainsi donc, tu es l’envoyé ? dit-il dans un italien si pur que Morosini en fut émerveillé. C’est toi qui as été choisi, de tout temps je pense, pour retrouver les quatre pierres du pectoral.

– Il semble, en effet, que j’aie été choisi.

– Où en es-tu de ta quête ?

– Trois pierres ont déjà fait retour à Simon Aronov. C’est la quatrième, le rubis, que je cherche ici et pour laquelle j’ai besoin d’aide. J’en aurais besoin aussi pour retrouver Simon dont je ne sais ce qu’il est devenu. Je ne vous cache pas que je suis très inquiet…

Un mince sourire détendit un peu les traits sévères du grand rabbin :

– Rassure-toi ! Si le maître du pectoral n’était plus de ce monde, j’en serais informé, mais il sait depuis longtemps, comme tu dois le savoir aussi, que sa vie ne tient qu’à un fil. Il faut prier Dieu pour que ce fil ne casse pas avant qu’il ait accompli sa tâche. C’est un homme d’une immense valeur…

– Sauriez-vous où il se trouve ? demanda Morosini presque timidement.

– Non et je n’essaierai pas de le savoir. Je pense qu’il se cache et que sa volonté doit être respectée. Revenons à ce rubis ! Qu’est-ce qui te fait croire qu’il est ici ?

– Rien, en vérité… ou alors tout ! Tout ce que j’ai pu apprendre jusqu’à ce jour.

– Raconte ! Dis-moi ce que tu sais… Morosini fit alors un récit aussi complet, aussi détaillé que possible de son aventure espagnole, sans rien omettre, pas même le fait qu’il avait permis à un voleur de conserver le fruit de son larcin.

– Peut-être me jugerez-vous très mal, mais… D’un geste rapide, Liwa balaya l’objection :

– Les affaires de police ne me regardent pas. Toi non plus d’ailleurs. À présent, laisse-moi réfléchir !

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