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– Ne vous privez pas. Je vais d’ailleurs vous accompagner, fit Aldo en tirant son étui pour le lui offrir tout ouvert.

Bientôt, deux minces volutes de fumée bleue s’élevaient en direction du somptueux plafond à caissons.

– Eh bien ? interrogea Anielka avec un mince sourire. Qu’avez-vous à me dire ? … Vous avez la tête de quelqu’un qui a pris une décision…

– J’admire votre perspicacité. J’ai, en effet, pris une décision qui ne vous surprendra guère. Je viens d’introduire auprès du Saint-Siège une demande en dissolution de notre mariage.

La riposte de la jeune femme fut immédiate et coupante :

– Je refuse !

Aldo alla s’asseoir près du cartulaire où reposaient les nombreux et vénérables titres familiaux, comme pour y puiser de nouvelles forces pour la bataille qui s’annonçait.

– Vous n’avez pas à accepter ou à refuser, encore qu’il serait sans doute plus simple que nous réussissions à nous mettre d’accord.

– Jamais !

– Voilà qui est clair mais, encore une fois, je ne vous préviens que par courtoisie et afin que vous puissiez assurer votre défense, puisque nous allons nous battre.

– Vous n’imaginiez pas une autre réponse, je présume ? Je me suis donné trop de mal pour vous épouser !

– Cela fait un moment que je me demande pourquoi ?

– C’est tout simple : je vous aime ! lança-t-elle sur un ton à la fois sec et nerveux qui faisait rendre aux mots un son bizarre.

– Comme c’est bien dit ! ironisa Morosini. Quel homme ne se rendrait à une déclaration aussi passionnée ?

– Il dépend de vous que je le dise autrement.

– Ne vous donnez pas cette peine, elle ne servirait à rien et vous le savez !

– Comme vous voudrez… Puis-je savoir sur quoi vous étayez votre requête ?

– Vous et votre père ne m’avez fourni que trop d’arguments : union contractée sous contrainte et non suivie de… réalisation. Rien que le premier article porte nullité en soi…

Anielka ferma à demi ses paupières pour ne laisser filtrer qu’un mince filet doré et offrit à son mari le plus ambigu des sourires :

– Eh bien, au moins, vous n’avez pas peur ?

– Voulez-vous me dire de quoi je devrais avoir peur ?

– D’incommoder ceux qui nous ont aidés à vous conduire jusqu’à l’autel, d’abord ! Ce sont des gens qui n’aiment pas se retrouver dans leur tort.

– Si je me souviens bien, l’arrestation de votre père a beaucoup refroidi leur ardeur.

– L’ardeur peut se réveiller. Il suffit d’y mettre le prix… et je suis riche ! Vous devriez prendre ça en considération. Quant à l’autre argument que vous avancez, c’est du ridicule que vous devriez avoir peur.

– Pourquoi ? Parce que je ne veux pas coucher avez vous ? lança-t-il brutalement. Que vous soyez ravissante ne signifie rien ! S’il fallait avoir envie de toutes les jolies femmes qui passent à votre portée, la vie deviendrait intenable !

– Je ne suis pas n’importe quelle femme ! Ne me disiez-vous pas, jadis, que ma beauté était trop rare pour être tenue sous le boisseau, que je pourrais être la reine de Venise parce que j’étais sans doute l’une des plus jolies qui soient au monde ?

Aldo se leva, écrasa sa cigarette dans un cendrier et, les mains au fond de ses poches, fit quelques pas en direction de la fenêtre.

– Ce que l’on peut être bête quand on se croit amoureux ! On dit des choses délirantes ! En tout cas, vous me semblez tout à fait sûre de vous ! En vérité, j’admire ! ajouta-t-il avec un petit rire assez insolent.

– Et vous avez raison. Il suffit que je regarde un homme pour qu’il tombe amoureux de moi. Vous le premier !

– Oui, mais ça m’a bien passé. J’admets que vous ayez aussi tourné la tête d’Angelo Pisani… qui ne cesse de le regretter ! C’est étrange tout de même : on s’éprend de vous et puis on s’en mord les doigts. Vous devriez m’expliquer ça ?

– Riez, riez ! Vous ne rirez pas toujours ! Même pas très longtemps, parce que j’ai le moyen de faire tomber votre prétendu mariage blanc.

– Prétendu ? Serais-je somnambule ?

– En aucune façon, mais il est des miracles… Le mot était tellement inattendu que Morosini éclata de rire :

– Vous et le Saint-Esprit ? Vous vous prenez pour la Sainte Vierge ? C’est trop drôle !

– Ne blasphémez pas ! s’écria-t-elle en se signant précipitamment. Il n’est pas obligatoire de partager le lit d’un homme pour offrir au monde l’image heureuse d’une femme comblée… d’une future mère. Dans ce cas, n’est-ce pas, il serait bien difficile d’invoquer la « non-consommation » ?

Les sourcils d’Aldo se rejoignirent jusqu’à ne plus former qu’une barre sombre et inquiétante au-dessus des yeux en train de virer au vert.

– Votre discours me paraît un peu hermétique, dit-il. Ne pourriez-vous l’éclairer ? Cela veut dire quoi ? Que vous êtes enceinte ?

– Vous comprenez vite, fit-elle narquoise. J’espère vous donner d’ici quelques mois l’héritier dont vous avez toujours rêvé…

La gifle partit si vite que Morosini s’en rendit à peine compte : simple réflexe d’une colère trop longtemps contenue. Ce fut quand Anielka vacilla sous le choc qu’il comprit qu’il avait frappé fort. La joue de la jeune femme devint écarlate et une goutte de sang perla même à la commissure de ses lèvres, mais il n’en éprouva ni peine ni remords.

– Vous êtes vivante ? s’enquit-il, tout son calme récupéré. Allons, tant mieux !

– Comment   avez-vous   osé ? gronda-t-elle, repliée sur elle-même comme si elle prenait son élan pour bondir.

– Souhaiteriez-vous une seconde représentation ? En voilà assez, Anielka ! ajouta-t-il, changeant de ton. Voilà des mois… que dis-je ? des années que vous faites tous vos efforts pour que je devienne votre obéissant serviteur. Vous avez réussi à me traîner à l’autel mais, depuis cet événement, vous avez peut-être appris que je ne me laisserais pas manœuvrer si aisément. Alors maintenant, jouons cartes sur table : vous êtes enceinte ? Me confierez-vous de qui ?

– De qui voulez-vous que ce soit ? De vous, bien sûr ! Et je n’en démordrai jamais…

– À moins qu’à sa naissance cet enfant ne ressemble par trop à John Sutton, à Eric Ferrals… ou à Dieu sait qui !

Le souffle coupé, Anielka le regarda avec des yeux agrandis jusqu’à la démesure dans lesquels, avec une satisfaction cruelle, il lut une crainte nouvelle.

– Vous êtes fou ! souffla-t-elle.

– Je ne crois pas. Interrogez vos souvenirs… récents !

Elle crut comprendre et eut un cri :

– Vous me faites suivre !

– Et pourquoi pas, dès l’instant où vous avez décidé de ne pas respecter l’unique exigence que j’ai formulée au moment de notre mariage ? Je vous avais demandé de ne pas ridiculiser mon nom. Vous êtes passée outre, tant pis pour vous !

– Qu’allez-vous faire ?

– Mais rien, ma chère, rien du tout ! J’ai déposé une demande en annulation, elle suivra son cours. À vous de prendre telles dispositions qui vous conviendront. Vous pouvez même aller habiter là où bon vous semblera. Elle se tendit comme un arc prêt à laisser siffler sa flèche :

– Jamais ! … Jamais, vous entendez, je ne partirai d’ici, parce que je suis bien certaine que vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez. Et moi je resterai et j’élèverai paisiblement mon enfant… et ceux qui viendront peut-être ensuite ?

– Auriez-vous l’intention de vous faire engrosser par la chrétienté tout entière ? lança Morosini avec un mépris écrasant. Voilà déjà un moment que je commençais à craindre que vous ne soyez une putain. Maintenant j’en suis sûr, aussi me contenterai-je de vous donner un conseil, un seul : prenez garde à vous ! La patience n’est pas la principale vertu des Morosini et, au cours des siècles, ils ne se sont jamais effrayés de trancher un membre gangrené… Je vous salue, Madame !

En dépit de son maintien impassible, Aldo tremblait de rage. Cette femme au visage d’ange que, durant des mois et des mois, il avait hissée sur un piédestal, révélait chaque jour un peu plus sa vraie nature : une créature vaine et avide, capable de tout et de n’importe quoi pour atteindre ses buts, parmi lesquels le plus important semblait être la mainmise totale sur son nom, sa maison, ses biens et lui-même. Riche par l’héritage de Ferrals, elle n’en avait pas encore assez.

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