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A
A

— Peut-être parce que vous n’imaginiez pas qu’il pouvait y en avoir une. Quand on ne s’attend pas à trouver une chose on a moins de chance de la remarquer…

— Dans ce cas vous auriez pu la déceler ? Je suppose que vous êtes allé voir ?

— Je m’aventure rarement dans cet endroit et c’est vrai que je n’ai rien vu mais il se pourrait qu’on puisse la dissimuler.

Aldo n’insista pas. Le steamer blanc montrait à présent son nez fin entre l’île plate de Goat Island qui protégeait la partie la plus ancienne du port et l’avancée de Kings Park. Une petite foule sortie des boutiques ou des restaurants se rassemblait et les deux hommes descendirent pour s’y mêler. L’attente fut brève. À peine la coupée fut-elle au quai, quatre personnes en descendirent : d’abord Aloysius C. Ricci, puis deux femmes auxquelles il offrit la main pour les aider à mettre pied à terre, enfin un homme d’un certain âge comme l’une des dames qui était peut-être son épouse selon Aldo. Il fut rapidement renseigné :

— Tiens, remarqua Ted, il amène les Schwob ! D’habitude ils viennent seuls, sur leur propre bateau. Quant à la fille, je ne sais pas qui elle est… Pas la leur, ils n’ont pas d’enfants…

L’autre femme en effet était beaucoup plus jeune que Mrs Schwob même si la mode et la saison les vêtaient toutes deux de robes de soie claire bleu pâle pour la première et mauve pour la seconde sous des capelines de paille souple. Les hommes pour leur part portaient pantalons blancs et blazers marine sur des chemises non empesées mais cravatées aux couleurs du club nautique.

Tous les quatre semblaient fort gais, Ricci et le couple s’empressant autour de la benjamine qui avait un peu l’air d’une reine avec ses courtisans mais une reine rayonnante de grâce.

— Elle est ravissante ! commenta Ted soudain emballé. J’ai hâte de savoir qui elle est ?

Occupé à se demander s’il ne faisait pas un cauchemar, Aldo ne répondit pas. C’était à n’y pas croire et, tandis que le groupe se dirigeait vers la Rolls dont le valet de pied tenait la portière ouverte, il dévorait littéralement des yeux l’arrivante. D’un geste vif, elle venait d’ôter son chapeau en riant afin de laisser le vent de mer jouer dans sa chevelure d’un magnifique blond vénitien à reflets d’or rouge. Mais il sut qu’il ne se trompait pas même si cette couleur l’avait dérouté un instant. La mince silhouette, les longues jambes fines, l’allure dansante, le teint de fleur anglaise, le joli visage à fossettes et les yeux bleus – peut-être plus foncés que dans son souvenir mais cela pouvait venir d’un maquillage poussé ! – ne pouvaient appartenir qu’à une seule personne dont, bien souvent, Aldo avait pensé que dût-il vivre mille ans il ne l’oublierait pas. Une personne apparue un jour dans sa vie par le truchement de l’Orient-Express d’où il l’avait vue débarquer un matin en gare d’Istamboul au bras d’Adalbert. Depuis elle lui avait donné toutes les raisons de la détester mais, sachant de quoi elle était capable l’idée – ô combien consolante ! – d’observer le développement de ses relations avec Ricci pouvait ouvrir des horizons surprenants.

Cependant Ted au comble de l’excitation retournait à sa camionnette après avoir suivi des yeux la voiture emmenant la jeune femme et ses compagnons. En y remontant il confia à Morosini :

— Ce soir même je saurai comment elle s’appelle. Il me suffira d’aller porter à Mrs Schwob un pieaux huîtres ou une paire de homards en cadeau de bienvenue.

— Ça vous prend souvent ? émit Aldo sincèrement surpris.

— Quoi ?

— Ce coup de foudre pour une parfaite inconnue ? Elle est… charmante j’en conviens mais de là à flamber…

Ted haussa ses larges épaules et embraya férocement :

— Je suis ainsi ! Quand une fille me plaît, je suis prêt aux pires folies pour l’avoir. Vous comprenez maintenant pourquoi je ne me suis jamais marié mais pour celle-là j’irais au bout du monde à la nage. Elle est, elle est…

Dans son enthousiasme, Mawes ne trouvait plus ses mots. Il était devenu tout rouge et ses yeux lançaient des éclairs au point qu’Aldo se demanda s’il ne conviendrait pas de jeter un peu d’eau froide sur ce qui ressemblait à une insolation. Lui dire, par exemple, que lorsque lui-même avait rencontré sa belle inconnue, elle répondait au nom de l’Hono­rable Hilary Dawson mais que toutes les polices d’Europe la connaissaient sous le sobriquet de Margot la Pie et que ce n’était en fait rien d’autre qu’une voleuse de classe internationale.

Ne connaissant pas suffisamment son aubergiste pour savoir comment il prendrait ce genre de révélation, Morosini jugea plus sage de garder l’information pour lui et se contenta d’un :

— Cela ne vous dérange pas qu’elle vienne en compagnie de Ricci et qu’elle soit on ne sait ?… Sa maîtresse ?

— Vous rêvez ? Une fille comme elle avec ce… il faut avoir l’esprit mal tourné pour imaginer une chose pareille.

Là il exagérait. Aldo passa la vitesse supérieure :

— Comment étaient les femmes qu’on lui a tuées ? Des laiderons ?

— Oh non ! Mais…

— Il n’y a pas de mais : cet homme est assez riche pour s’offrir tout ce qu’il veut.

— Pas celle-là ! s’écria Ted avec indignation. Je reconnais volontiers qu’il a tout l’argent pour plaire mais une femme de cette classe avec ce regard, ce sourire, n’acceptera jamais d’un type pareil, même doré sur tranches comme il est, autre chose que l’hommage de son admiration sans rien accorder en échange ! J’en mettrais ma main au feu !

Aldo aurait pu prédire qu’il pourrait finir manchot mais s’abstint. Il savait de quoi Hilary – puisqu’il ne lui connaissait pas d’autre nom ! – était capable. Il avait vu Adalbert bêtifier devant elle pendant des mois mais celui-là battait tous les records ! Il avait d’ailleurs encore quelque chose à dire :

— Vous avez malgré tout raison d’attirer mon attention à ce sujet ! La pauvrette doit ignorer à quel genre d’individu elle a affaire ! Il va falloir ouvrir l’œil afin de la protéger si le besoin s’en faisait sentir !

La camionnette arrivait à cet instant devant la White Horse Tavern et Ted freina des quatre fers en faisant couiner ses pneus. Puis il se tourna vers son passager avec un grand sourire :

— Je suis certain que cette journée va compter dans ma vie, qu’il faut la marquer d’une pierre blanche !

— Si vous le dites !… Et vous allez faire quoi ? Allumer un feu de joie ?

La large patte de l’Américain s’abattit avec une vigoureuse cordialité sur le dos aristocratique de son client :

— Ce serait prématuré ! On verra plus tard… Est-ce que je vous ai déjà fait goûter le vieux rhum qu’on distillait au temps de la traite ? Je suis sûr que vous n’avez jamais rien bu de pareil !

CHAPITRE IX

LE FUGITIF

Mrs Adela Schwob aimait décidément beaucoup le pieaux huîtres car en revenant des « Oaks » où il était allé le porter lui-même, Ted irradiait la satisfaction par tous les pores de sa peau. Non seulement il savait ce qu’il désirait apprendre mais en outre, il l’avait vue ! Il lui avait parlé. Elle lui avait même souri quand Adela le lui avait présenté en disant qu’il était non seulement une sorte de gentilhomme d’ancienne souche fidèle gardien des traditions culinaires de l’île mais aussi le maître d’une maison possédant le double avantage d’être un monument historique et un lieu convivial comme les temps modernes n’en connaissaient plus. En ajoutant même qu’il était un peu la mémoire vivante de Newport.

— Elle s’appelle Mary Forsythe, exhala enfin le bienheureux dans son extase. C’est une Anglaise d’excellente famille connue des Schwob depuis longtemps et elle est arrivée à New York avec l’intention de répondre enfin à leur invitation pour la « Season ». Je suis sûr qu’elle en sera la reine car vous n’imaginez pas à quel point elle est exquise ! Les hommes vont se battre pour elle…

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