— Si c’est à coups de poing vous avez votre chance, coupa Morosini agacé, mais si c’est à l’épée ou au pistolet, je vous vois mal parti. Et Ricci dans cette affaire ?
— Lui ? Aucune importance ! Si Mary et ses amis sont arrivés avec lui, c’est qu’il leur avait proposé son yacht mais il n’a fait que les transporter.
— Et vous aussi par la même occasion ? Sincèrement, Ted Mawes, où pensez-vous aller de la sorte ? Jusqu’au mariage, après que vous aurez étendu raides morts tous ces prétendants que vous anticipez ?
— Pourquoi pas ? se renfrogna l’aubergiste. Elle pourrait tomber plus mal ? Je suis riche et si je n’appartiens pas à la Haute Société, j’appartiens à l’Histoire, comme dit Mrs Schwob. Ne sommes-nous pas, nous les fils des premiers colons, la vraie noblesse des États-Unis ?
— C’est incontestable, admit Aldo conciliant. Eh bien, il me reste à vous souhaiter bonne chance, mon ami ! Tous mes vœux vous accompagneront.
Aldo venait d’achever son dîner et laissant Ted à ses rêves, il sortit faire un tour avant de regagner l’agréable chambre, donnant sur un jardin fleuri de clématites et de roses trémières, où il logeait. La nuit ne s’était pas contentée de chasser le soleil, elle avait aussi amené une pluie fine, presque impalpable mais obstinée et pénétrante comme il en venait sur Venise au printemps. Et maintenant il faisait presque froid. Cela ne déplut pas au promeneur solitaire qui alla prendre un ciré au portemanteau de son logis avant de descendre au port déserté par les estivants, les badauds et la fermeture des boutiques, ce qui lui rendait son identité. Les rares enseignes lumineuses laissaient la vedette au petit phare dont le rayon blanc balayait l’eau noire de la baie.
Col relevé, les mains au fond des poches, semblable à n’importe quel marin attardé, il marcha lentement jusqu’au Médicis, s’assit sur un bollard d’amarrage et resta là à regarder le yacht comme s’il pouvait en extraire des réponses aux questions qu’il se posait, la première étant : qu’est-ce que Margot la Pie venait faire à Newport sous l’aspect lisse et rassurant d’une jeune amie d’un vieux couple de riches ferrailleurs ? Quand on la connaissait, il n’y avait qu’une réponse : se livrer à son habituelle industrie et ramasser une ample moisson de bijoux de prix. Peut-être pas chez ceux qui l’hébergeaient mais sans doute dans les fastueuses demeures d’alentour à l’occasion des fêtes, bals et autres réceptions où elle comptait se faire emmener. Il est vrai qu’une fois la société des 400 réunie, il y aurait de quoi combler pour un moment son appétit. Restait à savoir chez qui elle avait l’intention de faire son marché.
Une réponse se présenta à lui, née du nom « Médicis » étalé sous ses yeux mais Hilary – il aurait du mal à l’appeler autrement ! – devait tenir à jour sa liste des collectionneurs de joyaux prestigieux et Aloysius Ricci n’en avait jamais fait partie. Donc elle n’avait aucune raison de s’intéresser à lui…
Une idée soudaine lui traversa l’esprit et le fit sourire : il ne saurait y avoir de bonne « Season » à Newport sans les Astor – un ou deux membres du clan tout au moins ! – et si d’aventure la belle Alice rappliquait avec son nouveau toutou favori, il pourrait être amusant de voir la tête d’Adalbert coincé entre ses nouvelles amours et les anciennes ? Et si par hasard, Hilary était au courant du collier de Tout-Ank-Amon, la conjoncture vaudrait son pesant d’or…
Un chapelet de jurons italiens tira Aldo de ses réflexions. Derrière lui, un homme vêtu de noir mais dont il était impossible de distinguer le visage sortait – ou bien était-il éjecté ? – d’un de ces bars de port, si toniques jadis et où il n’était plus possible de ne boire que du café, du thé, du lait, de la limonade et autres boissons sans alcool. Ce dont, d’ailleurs, l’homme se plaignait :
— Foutu pays !… hic !… On ne peut… même plus… avaler, hic !… un p’tit quelque chose pour… hic !… se remonter le moral !
Si l’on en croyait son discours, l’inconnu l’avait déjà trouvé le « petit quelque chose » et n’était venu chercher là qu’un supplément de cuite. En s’approchant de lui, Aldo vit qu’il brandissait une bouteille vide mais comme son flot d’imprécations était proféré en italien, il alla l’attraper par un bras au moment où une embardée menaçait de l’envoyer se fracasser le crâne contre le mur d’une maison.
— Hé ! Doucement. Où prétendez-vous atterrir ?
Le reflet d’un des rares réverbères lui montra un visage brun et assez beau, mouillé mais plus par des larmes abondantes que par la pluie :
— Boire ! répondit l’homme. Je veux… boire ! Encore… et encore !
— Vous avez déjà bien assez bu et si vous continuez à brailler, vous allez vous faire arrêter. Où habitez-vous ?
— … t’regarde pas !… Et puis j’habite plus… nulle part !
Relevant la tête, il considéra Morosini d’un œil dubitatif mais pas trop glauque :
— T’es qui, toi ?… Un… hic !… Un Sicilien comme moi ?… Non !… T’es pas… Sicilien. Tu parles pointu !
Incontestablement il gardait dans son ivresse une part de lucidité comme tous ceux qui habitués à boire ne perdaient le sens qu’après de fortes libations.
— Je suis Italien quand même, admit Aldo renonçant pour l’occasion à son distinguo préféré. Le fait que son ivrogne soit Sicilien l’intéressait et il demanda « Comment t’appelles-tu ? »
— A… Agostino !… Et je veux boire… et puis foutre le camp… avant qu’ça arrive !
— Quoi ?
— Le… le mariage !… J’veux plus voir ça !
Un trait de lumière, fulgurant comme un éclair au milieu d’un ciel noir, traversa l’esprit d’Aldo, déclenché par ce prénom peu courant. Jacqueline Auger l’avait prononcé au Ritz. C’était celui du valet de Ricci, celui qui l’avait aidée à fuir en lui donnant un peu d’argent. Et c’était lui à présent qui voulait prendre le large ? Sa décision fut immédiate :
— Viens avec moi ! dit-il en empoignant le Sicilien qui chercha à lui échapper : mollement car il ne possédait ni la taille ni la force nerveuse d’Aldo.
— J’veux… aller nulle part ! J’veux boire !
— Tu auras à boire !
— Où… où qu’tu m’emmènes ?…
— À la Taverne !… Tu y trouveras ce qu’il faut ! Je vais te soutenir mais essaye de marcher droit…
Injonction superflue. S’il avait résisté Aldo était prêt à l’endormir d’un coup de poing et à le porter sur son dos. C’était un cadeau du Ciel que cet Agostino et il fallait le mettre à l’abri avant que ses confrères ne se mettent à sa recherche. Quelques minutes plus tard, tous deux faisaient à la Tavern une entrée, circonspecte de la part de Morosini. Par chance, le mauvais temps avait déjà renvoyé chez eux les derniers consommateurs et il n’y avait pratiquement personne. Ted n’était pas non plus en vue mais pensant qu’il s’était retiré en son privé, Aldo y transporta son intéressant ivrogne, frappa un coup bref et entra sans attendre la permission. Ted, en effet, était là, rêvassant en fumant une cigarette et se leva pour protester mais Aldo le prit de vitesse :
— Je m’excuserai plus tard ! Ce garçon est saoul comme toute la Pologne bien qu’il soit Sicilien mais il dit des choses passionnantes !
Sans grands ménagements, il laissa choir son fardeau sur le divan où il s’avachit avec un soupir béat, puis il demanda :
— Vous n’auriez pas quelque chose de fort à lui donner ?
— Vous venez de dire qu’il est saoul ? Ça ne vous paraît pas suffisant ?
— Juste un petit peu d’alcool pour que je puisse tenir ma promesse. Après on pourra le récurer au café !
Tandis que Ted servait un fond de verre de son précieux whisky, Aldo lui raconta ce qu’Agostino avait laissé échapper, sa terreur évidente et son désir de fuir. Au mot « mariage » l’aubergiste changea de couleur :
— Ce qui voudrait dire que Ricci a l’intention de convoler une troisième fois ?
— À votre avis ? Et… qui, selon vous, aurait-il l’intention d’épouser ?