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— Ne ronchonnez pas ! Obéissez ! Vous ne vous en porterez que mieux !…

Rentrer chez lui, Aldo l’aurait plus qu’apprécié. Il y avait des mois qu’il n’avait revu Venise, sa ville tant aimée, et il en souffrait, mais à présent, une crainte se mêlait à son désir : il avait peur de ne retrouver là-bas que tristesse, abandon et solitude. Oh, son palais serait toujours debout dans sa beauté intacte et il ne doutait pas de ses vieux serviteurs pour y veiller, mais qu’en serait-il de l’âme ? En dehors de lui-même, l’enlèvement de Guy avait privé sa maison d’antiquités de son second patron. Il ne restait plus que le jeune Pisani. Un peu jeune justement pour assumer une affaire de cette envergure. En admettant que l’enlèvement de son fondé de pouvoir n’ait pas été assorti de dégâts et de vols plus ou moins importants ! Côté vie privée, c’était la catastrophe ! Plus d’épouse, plus d’enfants ! Le silence le plus oppressant qui soit, celui de l’absence devait régner en maître…

S’il n’y avait eu l’état préoccupant de son vieil ami, il serait rentré tout droit afin de chercher dans un travail acharné, sinon l’oubli – c’était impossible ! –, du moins le réveil de cette passion des pierres précieuses et des œuvres sublimes des anciens… mais il se sentait fatigué, envahi par une lassitude telle qu’il n’en avait jamais connu et contre laquelle il n’avait même plus envie de lutter…

— Tu as surtout besoin de repos, d’un vrai ! diagnostiqua Tante Amélie qui l’observait.

— Le repos éternel peut-être ?

— Imbécile ! Je déteste ces plaisanteries de mauvais goût ! Tu oublies que tu n’en avais pas fini avec ta convalescence quand tu t’es retrouvé lancé dans cette aventure aussi épuisante pour le corps que pour le cœur ! C’est une bonne chose que tu aies voulu remettre le cher Buteau sur pied avant de regagner Venise et la vie quotidienne…

— C’est gentil de n’avoir pas dit : et ta maison vide !

— Encore une réflexion de ce genre et c’est un psychiatre que je ferai venir !

— Surtout pas ! Le calme du parc Monceau me remettra ! J’ai l’impression que je pourrais dormir pendant des heures !

C’est d’ailleurs ce qu’il avait fait durant les cinq premiers jours dans l’agréable chambre jaune donnant sur les jardins où il avait vécu d’autres convalescences. Une cure de sommeil ! Ainsi en avait décidé le professeur Dieulafoy après avoir hospitalisé Guy Buteau dans sa clinique en jurant de lui rendre du tonus !

— Alors pas de soucis de ce côté-là et vous dormez ! avait-il déclaré à un patient renâclant à la pensée de perdre en quelque sorte plusieurs jours de sa vie active.

— Je vais avoir l’impression d’être mort !

— Mais non ! Vous referez surface pour vous nourrir et, quand la cure sera terminée, vos nerfs surchauffés nous diront merci à tous les deux ! Même si vous ne vous en rendez pas compte, vous êtes au bord d’une sévère dépression nerveuse !

Aldo n’aimait pas le mot et moins encore l’idée, mais Tante Amélie arriva à la rescousse :

— On prendra de tes nouvelles tous les matins et on t’embrassera sur le front tous les soirs. Accorde-toi cette parenthèse ! Tu en as d’autant plus besoin que d’autres combats viendront…

Finalement il accepta et l’expérience fut infiniment plus agréable qu’il ne l’imaginait. Entre les brèves périodes de lucidité, il plongeait dans un sommeil paisible semblable à une eau douce et tiède où il évoluait sans le moindre effort…

Au jour convenu pour le laisser se réveiller tout à fait, il trouva Adalbert assis à son chevet entre une fenêtre ouverte sur un matin radieux et le plateau du petit déjeuner.

— Tu es là depuis longtemps ? demanda-t-il en bâillant largement.

— J’arrive juste à point pour t’apporter ton café ! Comment te sens-tu ?

— Bien ! je dirai même merveilleusement bien ! J’ai l’esprit aussi clair qu’après une bonne nuit… et j’ai faim.

— Parfait ! On va partager : j’ai demandé une tasse pour moi aussi. Tante Amélie et Plan-Crépin m’ont accordé le privilège de recueillir tes premières paroles mais on espère ta présence à midi ! À moins que tu ne te sentes encore trop faible ?

— Je ne me suis jamais senti faible ! On m’a fait dormir, je suis réveillé. Point, à la ligne ! Quand es-tu rentré ?

— Ce matin. Comme je n’avais pas envie de refaire la route seul, j’ai embarqué la voiture sur un train et j’ai pris le suivant. C’était aussitôt après les funérailles. Wishbone et mon cher professeur sont restés. Ne me demande pas pourquoi, je rien sais rien ! De la part de ces deux-là, ce n’est pas surprenant et je ne suis pas certain qu’ils n’aient pas décidé de vivre plus ou moins ensemble !

— Ah bon ?

— Pourquoi pas ? Cornélius reverra Chinon qu’il adore et Hubert ira sûrement faire connaissance avec le Texas… mais rassure-toi, on les reverra ! Moritz Kledermann a quitté Lugano deux jours après toi en compagnie de Zehnder. Il va récupérer sa collection de joyaux que Langlois lui rapportera personnellement.

— Elle était aux Bruyères blanches, n’est-ce pas ?

— Exact ! Le vieux Schurr que la mort de ses deux fils a brisé n’a opposé paraît-il aucune résistance… et d’ailleurs ne sera pas poursuivi pour recel. Langlois a décidé de le laisser finir sa vie en tête à tête avec ses souvenirs…

— Sentimental, le grand chef ?

— Ça te surprend ? Pas moi ! Quant au jeune Sauvageol dont tu vas sans doute me demander des nouvelles, il est à l’hôpital de Langres nanti d’une jambe dans le plâtre. Voilà ! Tu es au courant des dernières nouvelles !

— Pas la principale ! Comment va Guy ?

— Aussi bien que possible ! Dieulafoy le garde en clinique encore quelques jours.

— S’il n’y a pas de soins particuliers à lui donner, il serait mieux inspiré de nous le renvoyer ! La cuisine d’Eulalie est cent fois plus roborative que la tambouille de n’importe quel hôpital et il s’ennuierait moins !

— Très judicieux ! Je vais aller le leur dire ! Au fait, et toi ? Quel est ton programme à présent que tu as retrouvé ta «  vis comica » ?

— Rendre visite à Guy pour lui demander où il en est et s’il peut à nouveau supporter la moiteur de Venise en été, sinon je rentre sans lui. Il me rejoindra plus tard mais moi j’ai besoin de savoir si la maison d’antiquités Morosini existe toujours !

— Tu t’absentes assez souvent et elle ne s’en porte pas plus mal !

— C’est aimable, ça ? fit Aldo méfiant. Quoi qu’il en soit, il y avait Guy qui me valait largement. Il ne me reste plus que le jeune Pisani ! Plein de bonne volonté mais pas tout à fait au point ! Je redoute de le trouver assis sur un tas de ruines !

— Commence donc par téléphoner !

Aldo alluma une cigarette. La première depuis qu’on l’avait endormi. Elle lui parut délicieuse et il la savoura adossé à ses oreillers, les bras autour de ses genoux relevés et un cendrier dans une main. La mince fumée bleue présentait le double avantage de laisser venir les rêves tout en reprenant pied dans la réalité…

— C’est ce que je vais faire ! dit-il enfin… Mais d’abord prendre un bain !… Tu déjeunes ici, j’espère ?

— Naturellement ! On va fêter ton réveil !

Il allait sortir quand Aldo le retint :

— Un instant, s’il te plaît !… Avons-nous des nouvelles de Zurich ?

— Pas que je sache, mais ton beau-père doit avoir besoin, lui aussi, d’un certain temps pour retrouver ses marques…

C’était l’évidence même…

Ce l’était beaucoup moins quand, une dizaine de jours après, Guy Buteau et lui s’embarquaient dans le Simplon-Orient-Express qui allait les ramener à Venise. Aucune nouvelle, en effet, n’était venue de Suisse autre que celles apportées par les journaux. Encore étaient-elles fort maigres, Moritz Kledermann éprouvant envers la presse une méfiance qui le rendait fort peu communicatif. Même les plumes helvétiques, peu portées sur le sensationnel, n’avaient réussi à obtenir de lui qu’une dizaine de mots à peine : il allait bien et était heureux de rentrer chez lui. Le tout illustré d’une photo floue sur laquelle il montrait un visage impassible. Depuis il s’était assuré les services d’une poignée de gorilles chargés de surveiller sa demeure et ses déplacements. On savait aussi que sa fille était accourue au lendemain de son retour mais elle avait réussi à échapper au gros de la troupe en venant en voiture alors que l’on guettait en gare l’arrivée des trains en provenance de Vienne. Depuis, plus rien !

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