— De toute façon, je t’abandonne mon tour ! déclara-t-il en allant embrasser Tante Amélie. Je n’ai pas envie d’en savoir plus sur la suite des catastrophes qui ne cessent de me tomber dessus ! Et je vais essayer de dormir !
Le surlendemain, les deux femmes partaient pour Lugano et Aldo déménageait chez Adalbert après avoir pris soin d’avertir Langlois de son changement de domicile au cas où… Mais les écoutes téléphoniques n’avaient toujours rien donné et Sauvageol, relayé par un confrère, campait pratiquement nuit et jour au fond d’une voiture banalisée sans perdre de vue les grilles des Bruyères blanches. En se demandant si ça allait durer encore longtemps !…
L’arrivée de Mme de Sommières et de Plan-Crépin à la villa Hadriana fut aussi discrète qu’il se pouvait. Elle eut lieu au petit matin après un voyage en train avec changement à Bâle qui leur parut aussi interminable qu’épuisant et qui leur donna l’impression de gagner le paradis quand, en gare, elles retrouvèrent Wishbone venu les attendre avec la voiture à la fois confortable et passe-partout qu’il avait achetée aussitôt après son installation. À son propre nom évidemment.
Il était si heureux de les voir qu’il s’en fallut d’un cheveu qu’oubliant son statut de jardinier il leur saute au cou, arrêtant son élan juste à temps pour se plier en deux et leur souhaiter la bienvenue. Cela fait, il eut l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un mais ne vit que les porteurs occupés à charger les bagages sur un chariot. Finalement il n’y tint plus et demanda si ces dames étaient seules.
— Bien sûr ! fit Marie-Angéline. Vous attendiez qui ?
— Je voulais dire : pas de servantes ?
— Des servantes ? En voilà une idée ! Pour quoi faire ?
— Mais… pour servir ! Quand des dames voyagent elles ont toujours…
— Vous voulez dire une femme de chambre ? fit Mme de Sommières. Parce qu’il n’y en a pas chez vous ?
— Non. On avait une femme de ménage mais on l’a jetée à la porte parce qu’elle y écoutait ! Et regardait par les serrures !
— De toute façon, le service n’est pas le même mais ne vous tourmentez pas ! Nous saurons nous débrouiller seules ! Quel pays magnifique ! admira-t-elle comme on sortait de la gare d’où l’on découvrait le lac…
Après un instant de contemplation, on gagna la voiture – fermée ! – où l’on s’installa. Wishbone reprit le volant et l’on démarra.
— Si je comprends bien, reprit la marquise qu’une intuition commençait à traverser, il n’y a pas de femmes à la villa Hadriana ?
— Eh non… C’est un peu triste mais maintenant, fit-il en retrouvant le sourire, nous allons avoir les plus merveilleuses !
Saisie d’une soudaine envie de rire elle échangea un coup d’œil avec Plan-Crépin :
— Qui est aux fourneaux ?
— Boleslas ! Le valet d’Hubert… et on ne peut pas dire que ce soit une ficelle bleue !
— Cordon bleu ! rectifia Plan-Crépin. Et qu’est-ce qu’il vous prépare ?
— Cuisine polonaise ! Du chou… plein de chou ! Et des quenelles à l’eau ! Du poulet bouilli…
— Mais aussi des gâteaux, j’espère ? glissa la marquise. Dans leurs pâtisseries on mange de délicieux gâteaux !
— Ça, il ne sait pas faire. Alors on l’envoie en acheter en ville ainsi que des pizzas. On a beaucoup regretté le départ du jeune policier !…
Mme de Sommières prit un temps puis susurra :
— Je vois ! Dites-moi un peu, mon bon ami, quand nous sommes arrivées ce n’est pas ma femme de chambre que vous cherchiez ? C’est bel et bien ma cuisinière ! Seulement ce n’est pas dans les habitudes des dames en voyage d’emmener la leur ! Eulalie aurait poussé les hauts cris si j’avais osé seulement une allusion ! Bon, je vais le prendre en main, votre Boleslas.
— Nous n’allons pas faire la cuisine pour ce tas d’hommes ignares ! protesta Plan-Crépin choquée.
— Ma chère enfant, vous n’imaginez pas le nombre de soi-disant cuisinières que j’ai dressées avant d’arracher notre Eulalie à ma grand-mère ! Sans grande peine d’ailleurs : Bonne Maman Feucherolles se nourrissait exclusivement de soupes aux légumes, d’œufs à la coque où elle trempait ses mouillettes beurrées, de fromage blanc et de compotes de pommes, étant donné l’absence de ses dents. Je vais l’éduquer, ce Boleslas. Cela me procurera une distraction et vous irez au marché avec lui !
Wishbone ne pipa mot mais le rétroviseur restitua cette fois un sourire épanoui dont on se hâta de diminuer l’enthousiasme en lui tapant sur l’épaule :
— Eh là, jeune homme ! Ne nourrissez tout de même pas d’espoirs insensés ! Eulalie est exceptionnelle et ce n’est pas moi qui l’ai formée… Et… à part la cuisine, que fait-il au juste, votre Boleslas ?
— Le ménage. Il n’aime pas mais il le fait à la perfection et il n’y manque rien. Boleslas s’est même levé avant l’aube pour cueillir des fleurs.
— Allons, c’est déjà ça ! Ne faites pas cette tête, Plan-Crépin ! Admirez plutôt le paysage ! Il est tout bonnement ravissant !
On roulait à présent le long du lac d’où l’on découvrait, sur un fond de montagnes où s’attardaient des plaques de neige, de douces collines tapissées de vignes et de jardins, ponctuées de petits villages et de grandes villas, de bois de châtaigniers et de noyers.
— Voit-on d’ici votre maison et sa voisine ? demanda Marie-Angéline.
Pour toute réponse, Wishbone arrêta la voiture et la fit descendre :
— Ça c’est le mont Brè… commença-t-il.
— Oh ! Il y a un téléphérique ! J’adore les téléphériques !…
— Vous pourrez l’utiliser tant que vous voudrez… à condition de descendre le prendre à la station. Quant à notre maison elle n’est pas très belle mais sa tour adjacente que vous voyez là-bas est fort commode. C’est la villa Hadriana ! D’ici vous pouvez seulement apercevoir un coin de la Malaspina qui est légèrement en contrebas… que vous verrez plus en détail de chez nous !
Du fond de la voiture, une voix indignée leur parvint :
— Vous allez avoir tout le temps de vous adonner au tourisme, Plan-Crépin ! Et moi je meurs d’envie d’une bonne tasse de café !
— Ça, Boleslas sait faire ! Et même très bon ! rassura Wishbone en réembarquant.
Quelques minutes plus tard, on était à destination et le professeur redevenu lui-même par la grâce d’un costume de coutil clair, d’une cravate foulard et d’une paire de moustaches en voie de reconstruction offrait à son ex-belle-sœur sa main pour l’aider à descendre :
— Ma chère Amélie, je n’ai jamais été aussi content de vous voir !
— Je veux bien le croire, Hubert. Je veux bien le croire…
Après quoi, quand, lui ayant baisé la main, il la fit entrer dans le salon, elle braqua sur lui son face-à-main :
— Vous avez une mine superbe et vous êtes… fort élégant, ma foi ! Mais j’aurais aimé pouvoir vous admirer dans le rôle d’Amélie de Sommières ! Ne me ferez-vous pas la faveur d’une représentation particulière ? Cela me ferait tellement… mais tellement plaisir !
— Afin de vous offrir une petite récréation en vous payant ma tête ? grogna-t-il. N’y comptez pas !
Ravie d’avoir réussi à le mettre de mauvaise humeur d’entrée de jeu, elle le gratifia d’un sourire moqueur :
— Savez-vous que je pourrais vous demander des droits d’auteur ? Après tout c’est du plagiat ! À moins que ce ne soit de la caricature ? Qu’en dites-vous ?
— Allez au diable ! On n’aurait jamais dû vous laisser venir ! J’aurais dû me douter que vous n’auriez rien de plus pressé que de me pourrir la vie…
— Il faut vous faire une raison… Par exemple en pensant à la confortable amélioration que je vais apporter à vos menus !
— Vous allez faire la cuisine, vous ?
— Ne rêvez pas ! Je n’ai pas envie de repartir l’estomac ravagé. Aussi vais-je donner quelques leçons à votre… tournant légèrement les talons, elle braqua son objectif sur le Polonais… Boleslas ? C’est bien ça ?
— Tout à fait, madame la marquise. Tout à fait !