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— Merci, maître mais… devons-nous rester seuls ?

En effet, depuis son arrivée dans cette maison qu’il connaissait si bien, dans cette pièce où tout évoquait la personnalité de Kledermann, il n’avait rencontré que Grüber, le quasi britannique maître d’hôtel qui l’avait accueilli d’une voix enrouée, une larme discrète au coin de l’œil, et avait bien failli lui tomber dans les bras. Le notaire avait alors tiré sa grosse montre en or de son gousset.

— Non, rassurez-vous ! Il n’est que trois heures moins cinq !

Il la remettait en place quand Grüber introduisit Lisa que suivaient sa grand-mère et Gaspard Grindel. La jeune femme avait apparemment surmonté sa détresse de la veille. Elle salua d’un signe de tête son mari qui s’inclina avant de baiser la main de Mme von Adlerstein. Quant à Grindel, Aldo n’eut pas l’air de le voir. Ce qui était plus que préférable en la circonstance afin de mieux retenir une envie pressante de lui casser la figure.

Quand chacun eut pris place dans les fauteuils alignés devant le grand bureau Louis XV en bois précieux signé Roentgen, vierge de tout papier, le notaire adressa une courte mais délicate allocution à cette famille durement touchée par la perte d’un homme exceptionnel dont il s’honorait d’avoir été l’ami depuis de longues années. Après quoi il prit une serviette de cuir noir posée auprès de lui, l’ouvrit et en tira une épaisse enveloppe protégée par des cachets de cire qu’il brisa avant d’en sortir un dossier qu’il déposa devant lui :

— Je vais à présent procéder à la lecture du dernier testament. Il est rédigé tout entier de la main de Moritz Kledermann. Établi après la naissance de ses petits-enfants, il annule naturellement ceux écrits précédemment.

— Il me paraît bien épais ! remarqua Grindel en humectant nerveusement ses lèvres sèches.

— Cela tient à ce que le défunt y détaille tous les éléments d’une fortune imposante et d’une collection de joyaux qui ne l’est pas moins… Maintenant, veuillez, s’il vous plaît, ne plus m’interrompre !

À mesure que défilait l’énumération des biens composant la fortune de Kledermann, Aldo s’efforçait de ne pas montrer sa surprise. Il savait son beau-père fort riche mais ne l’imaginait pas à ce niveau et en vint à se demander s’il ne dépassait pas largement Cornélius B. Wishbone, le milliardaire texan. Outre la banque et le palais de la Goldenküste, il possédait des terres, des immeubles en Suisse, en France, en Angleterre et aux Pays-Bas. Il finit par se désintéresser de la nomenclature pour observer Grindel. Visiblement, il découvrait lui aussi l’ampleur du patrimoine et sa langue n’arrêtait plus d’humecter ses lèvres. Quant à Lisa, immobile et pour ainsi dire absente, elle ne semblait pas concernée.

Soudain le notaire fit une pause :

— Avant d’en venir à la collection, qui est à part, je vais vous donner lecture des bénéficiaires.

Il y en avait aussi pas mal. Moritz avait été un homme généreux s’intéressant à la misère d’autrui. Après l’énumération d’un certain nombre d’associations charitables, vint celle des serviteurs dont aucun n’était oublié, puis le neveu qui héritait de la succursale de Paris, d’un immeuble à Zurich et d’une maison sur le lac. Enfin tout le reste allait à Lisa qui ne bronchait toujours pas.

— Je suppose que je ne vous surprends pas beaucoup, ma chère princesse ? fit aimablement maître Hirchberg.

— Pas vraiment ! Je sais que mon père était la générosité même !

— Malheureusement, soupira Grindel avec âme, ces largesses ne compensent pas son absence !

— Sans doute ! Venons-en à la collection !

Dans le dossier, il prit une enveloppe cachetée de cire elle aussi, l’ouvrit et fit tomber sur le cuir du sous-main une feuille de papier pliée et une petite clef qu’Aldo reconnut aussitôt :

— Comment se fait-il qu’elle soit là, maître ? C’est la clef qu’il portait au cou et qui ne le quittait jamais…

— Non. C’est un double qu’il avait fait faire afin de la joindre à ses dernières volontés. Je ne l’ai même jamais vue car il me l’a remise toute cachetée !… Je dois vous apprendre qu’il y a un an environ, M. Kledermann a modifié ses dispositions testamentaires au sujet de sa collection… Auparavant elle vous était destinée, Lisa, en précisant qu’elle devait être gérée par le prince Morosini ici présent, et qu’au cas où vous la refuseriez – il pensait que vous n’éprouviez pas la même passion que lui pour ces étincelantes splendeurs – elle irait à vos enfants, leur père étant toujours désigné pour y veiller.

— Et qu’a-t-il changé ? demanda Mme von Adlerstein qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là.

— Il a pensé que cette clause était bien compliquée et que le plus simple était de la léguer directement au prince dont les enfants sont les héritiers naturels. Aussi…

— Un instant, maître ! coupa Lisa. Vous l’ignorez peut-être mais j’ai demandé le divorce.

— Le divorce n’existe pas en Italie et vous le savez parfaitement ! répliqua maître Hirchberg en fronçant le sourcil.

— Mais il existe chez nous et j’ai la double nationalité.

— Cela ne suffira pas. Si…

— Je demande aussi l’annulation en cour de Rome ! Et je suis prête à me convertir au protestantisme !

— Lisa ! s’offusqua sa grand-mère ! Comment oses-tu alors que nous venons juste de porter ton père en terre ! Ton père qui était catholique comme moi, comme ta mère, comme tes enfants ! Sache que je m’y opposerai de toutes mes forces ! Et vous, Aldo, c’est tout ce que vous trouvez à dire ?

Pensant qu’elle ne devait pas être au courant de ce dernier détail il lui sourit :

— Je le savais !… Tout ce que je peux répondre c’est que je ferai tout pour garder mes enfants ! Ils portent mon nom et cela Lisa n’y peut rien !

— Aucun juge ne les confiera à un débauché comme toi ! hurla celle-ci hors d’elle. Tu oublies que j’ai la preuve de ta trahison ! La lettre que ta maîtresse m’a écrite pour me demander pardon ne laisse aucun doute sur ta conduite ! Je l’ai conservée !

Aldo regarda sa femme et ne la reconnut pas. Elle était semblable à ce qu’elle était pourtant : les traits fins, la bouche bien dessinée dont il aimait tant les baisers, les immenses yeux violets, la peau claire, l’épaisse chevelure d’un blond ardent, mais le teint était blême, les yeux sans éclat, la bouche serrée, le corps raide. En fait, il ne manquait que les grosses lunettes cerclées d’écaille et le tailleur gris taillé en cornet de frites pour que ressuscite « Mina Van Zelden », la secrétaire hollandaise qui avait été son assistante pendant deux ans. À cette différence près que Mina avait le sens de l’humour…

— Tu ne feras pas cela ! articula-t-il lentement. Tu ne te serviras pas d’une lettre douloureuse pour t’en faire une arme contre moi.

— Crois-tu ?… C’est néanmoins ce que tu verras !

— Lisa ! s’écria sa grand-mère alarmée. Aldo a raison. Tu ne feras pas cela !

— En voilà assez ! trancha maître Hirchberg en se servant du dossier pour frapper sur le bureau. Dans l’état actuel des choses, rien de ce que vous annoncez, madame, ne peut intervenir dans mon office. Le testament doit être appliqué selon les volontés de votre père. Et je vais, à présent, remettre la collection au prince Morosini !

Allant jusqu’à la porte du cabinet de travail, il la ferma soigneusement en expliquant :

— La chambre forte ne peut être ouverte que si le bureau est fermé.

Cela fait, il traversa la grande pièce après avoir pris la clef contenue dans l’enveloppe sans oublier le papier plié qui l’accompagnait, l’introduisit dans une moulure de la bibliothèque occupant le mur du fond : une épaisse porte doublée d’acier tourna lentement sur d’invisibles gonds entraînant avec elle son habile décor de faux livres et éclairant du même coup la chambre forte.

Celle-ci devait être presque aussi vaste que le cabinet de travail mais l’espace en était réduit par la douzaine de coffres alignés le long des murs.

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