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— Savez-vous qui est là-dedans ? demanda Morosini en tendant les jumelles à Adalbert qui piaffait d’impatience.

— Non, répondit Wishbone. On s’installe tout juste comme vous le voyez. Pour l’instant ce qu’on sait c’est qu’il y a du monde…

— Êtes-vous sûr au moins que ce sont ceux que nous cherchons ? Votre papier à lettres pourrait n’être qu’un souvenir à la suite de quoi ces gens ont vendu et ont émigré à la Croix-Haute ? Vos voisins n’ont peut-être rien à voir avec la bande qui nous occupe ?

— On s’est renseignés auprès du notaire qui a rédigé l’acte de vente de la maison où nous sommes. Il n’y a aucun inconvénient à s’enquérir des noms de l’entourage immédiat. Il s’agit réellement du comte de Gandia-Catannei…

— Et l’ancien propriétaire d’ici ?

— Les héritiers de la baronne Cecilia Fabiani que l’on a retrouvée la nuque brisée au bas de son escalier. Comme elle était d’un âge respectable on en a conclu à un accident. Ce qui est surprenant c’est qu’elle était née Gandria !

— Vous voulez dire Gandia ?

— Pas du tout ! À deux kilomètres, il y a le village de Gandria qui jouxte la frontière italienne… Cela posé, le notaire était chargé de vendre depuis des années et les héritiers n’y ont jamais résidé après les funérailles. Comme la situation était idéale pour nous, on n’a pas cherché plus loin étant donné qu’on n’est pas là pour admirer le paysage ! Vous restez encore quelques jours ?

— Peut-être. Nous avons un excellent ami à Lugano, le comte Manfredi, qui habite de l’autre côté de la ville au bout de la riva Paradiso, la villa Clementina. J’ai l’intention de lui demander s’il sait quelque chose sur vos voisins.

— On pourrait s’adresser à lui si on avait besoin d’aide ?

— J’aimerais mieux pas ! Lui et sa jeune femme vivent une très très longue lune de miel… et il a été durement secoué il n’y a pas si longtemps ! De toute façon, vous devriez avoir de l’aide avant peu. Soyez persuadé que dès notre retour le commissaire Langlois sera mis au courant !

— Parfait ! Ça marche ! Pardonnez-nous de ne pas vous retenir à dîner mais Boleslas n’a pas encore eu la possibilité de faire le marché et d’organiser la cuisine, vous serez mieux au Splendide !

— On s’y attendait, figurez-vous ! Et on vous souhaite bonne installation ! conclut Adalbert en regagnant l’escalier suivi du professeur, qui, mal habitué à son nouveau costume, retroussait sa jupe d’une main quelque peu maladroite… En le voyant faire, Aldo se demanda ce que pourrait penser « le vieux chameau », autrement dit Tante Amélie qu’Hubert avait pendant tant d’années décorée de cette appellation ! Elle en rirait peut-être mais Plan-Crépin, elle, cracherait feu et flammes.

Adalbert devait penser à l’unisson car, tandis qu’ils redescendaient vers le bord du lac, il l’entendit s’interroger :

— Je me demande si cette mascarade est une si fulgurante idée !

— J’y pensais aussi mais, à la réflexion, je crois que ce n’est pas si mal imaginé… D’abord la ressemblance n’est pas frappante. En outre, nos Borgia n’ont fait qu’entrevoir Tante Amélie à l’Opéra, le fameux soir de  La Traviata où elle avait vraiment l’air d’une reine. Quand ils habitaient la Croix-Haute, ils ont certainement vu ou seulement aperçu à plusieurs reprises le cousin Hubert dont le physique de vieille tortue montée en graine est plutôt frappant. Cet accoutrement permet de le dissimuler parfaitement. Enfin, s’ils apprennent qui sont leurs nouveaux voisins – et ils s’en inquiéteront certainement ! –, ils n’auront aucune raison de redouter une vieille Américaine un peu folle venue réchauffer ses rhumatismes au soleil de Lugano flanquée de son majordome et de son jardinier. Et comme ce ne sont pas les seuls étrangers, bizarres ou pas, à se laisser séduire par ce magnifique paysage, on en restera là. Je crois d’ailleurs que Langlois, quand on lui aura expliqué, devrait être d’accord !

— À moins qu’il ne pique une rogne ! Avec lui, il est difficile de prévoir ses réactions… Je suis conscient que c’est un policier remarquable mais il est à peu près aussi facile à décrypter que son collègue de Scotland Yard.

Aldo en convint. Et plus encore lorsqu’arrivé à l’hôtel le portier lui remit un télégramme aussi bref que comminatoire :

« Rentrez aussi vite que possible – Langlois. »

Suffoqués, ils se regardèrent un instant sans rien dire. Finalement, Adalbert soupira :

— Ce qui est particulièrement agaçant chez lui, c’est cette façon qu’il a de nous traiter comme n’importe lequel de ses sous-fifres !

— Je ne suis même pas sûr que ce ne soit pas moins gracieux ! Cela dit, qu’est-ce qu’on fait ? On part tout de suite ?

— Pas question ! Ce cher ami oublie que tu es encore convalescent ! En principe, il s’entend. Alors on dîne, on dort et demain matin à l’aurore on reprend la route ! Le plus court chemin pour rentrer à Paris ? demanda-t-il en s’adressant au portier.

— Lucerne et Bâle, monsieur. Cela donne, je crois, deux cent… soixante-cinq kilomètres…

— Parfait ! Vous voudrez bien faire préparer la note pour sept heures demain ?…

— Ce sera fait, monsieur !

Adalbert revint prendre le bras de son ami, visiblement très soucieux :

— Allons boire un verre au bar ! Mon petit doigt me dit que tu en as un urgent besoin.

— Pas toi ? Je me demande ce qui nous attend demain !

— Environ huit cents bornes ! Et ne te mets pas martel en tête à l’avance ! S’il était arrivé quelque chose rue Alfred-de-Vigny, Langlois y mettrait sans doute un peu plus de formes ! Il est assez abrupt mais ce n’est pas un sauvage !

Ce soir-là, aux alentours de onze heures, Wishbone et le professeur – débarrassé de ses atours ! – grimpèrent à leur observatoire, l’un avec sa pipe, l’autre avec son cigare, afin d’observer le paysage nocturne faiblement éclairé par la lune en son dernier quartier mais qui ne perdait rien de sa magie. Un mince ruban d’argent glissait à la surface du lac serti comme une pierre précieuse, par les lumières de Lugano et de leur éparpillement sur les deux rives.

— C’est bien beau, cet endroit ! soupira l’Américain. Votre pays de Loire l’est aussi, se hâta-t-il d’ajouter en prévision d’une quelconque réaction. Mais quand on est très malade et que l’on possède une belle maison, se faire porter dans une chambre sans vue au château de la Croix-Haute, cela paraît un rien bizarre…

— Vous faites allusion au vieux Catannei ? Il est probable que l’on ne lui ait pas demandé son avis. Cet homme arrivé en ambulance et que l’on gardait pratiquement au secret était grandement pratique pour éloigner les curieux ! Cela dit, je suis d’accord avec vous, c’est sûrement plus agréable de trépasser – en admettant que l’on puisse trouver quelque agrément à la chose ! – en face d’un tel décor ! D’autant que cette demeure est plus aimable qu’un logis féodal, si admirable soit-il !… Tiens ! On dirait que ça bouge chez nos voisins ?

En effet, deux des portes-fenêtres donnant sur la terrasse venaient de s’éclairer. Une main invisible ouvrit l’une d’elles, sans doute pour laisser entrer la douceur de la nuit où s’attardait un parfum de lilas. Quelques instants plus tard, le piano de tout à l’heure préludait. Et une voix de femme se fit entendre…

La main de Cornélius se crispa sur le fourneau de sa pipe. Cette voix, il croyait bien la reconnaître pour celle qui l’avait tenu captif pendant tant de jours… Cependant ce ne fut qu’une impression fugitive. Seulement quelques notes et elle parut trébucher, repartit plus voilée, plus rauque aussi. Hubert tourna un regard inquiet vers son ami :

— Vous pensez que c’est… la Torelli ?

— Je l’ai cru un instant mais à présent…

— Ce serait assez normal qu’elle soit ici.

— Sans doute, mais on a plutôt l’impression que c’est quelqu’un qui essaie de lui ressembler. Et je ne connais ni cette musique ni la langue dans laquelle on chante...

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