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— La maison-Dieu est pleine à craquer, lui confia-t-elle, tant nous sommes nombreux à venir implorer Monseigneur Saint Benoît pour la délivrance de la bonne ville d'Orléans ! Mais ici, on n'a point trop froid !

Viens près de moi, on se tiendra chaud...

Catherine obéit, plia les genoux et se laissa tomber auprès de la vieille qui partagea généreusement avec elle son manteau rapiécé.

— Tu viens de loin ? demanda-t-elle curieuse.

— Des marches de Bourgogne, répondit Catherine qui n'osait pas se déclarer bourguignonne.

— Tu es jeunette pour les grandes routes ! Et tu viens prier toi aussi au tombeau du grand Saint ?

— Je vais à Orléans ! fit Catherine durement, espérant ainsi que la vieille, vexée, la laisserait tranquille. Mais, tout au contraire, elle vit tout à coup les yeux pâles de la vieille briller comme des étoiles. Elle se pencha vers elle et murmura :

— Ah... tu n'es pas la seule ! Toi aussi tu veux assister au miracle ?

— Le miracle ?

— Allons ! fit la vieille avec un clignement d'yeux entendu et un léger coup de coude, ne fais pas celle qui ne comprend pas ! Toutes les petites gens du val de Loire savent qu'Orléans sera délivré par une envoyée de Dieu, une pucelle venue de Lorraine, jusqu'à Chinon où est notre gentil sire.

Elle lui a dit qu'avec l'aide du Seigneur elle bouterait l'Anglais hors de France et elle lèverait le siège d'Orléans.

— C'est un conte pour les petits enfants ! fit Catherine avec un sourire indulgent.

Du coup la vieille devint rouge jusqu'à son bonnet.

Un conte ? Aussi vrai que je m'appelle Bertille la dentellière, c'est la vraie vérité du Bon Dieu. Il y en a ici même qui l'ont vue, Jehanne la pucelle, quand elle s'en est venue à Chinon avec six hommes d'armes. Elle portait habit de garçon mais elle est toute jeunette, et belle comme un ange du Seigneur et, dans ses yeux, il y a tout le ciel avec toute sa lumière. La preuve même que, dans Orléans, les capitaines l'espèrent déjà et que Monseigneur le Bâtard a dit à ses bonnes gens qu'il leur fallait avoir bon courage, que Dieu leur enverrait des vivres et du secours... Paraît que le roi l'a envoyée à Poitiers, la Pucelle, pour que les évêques et les clercs du royaume la voient et lui rendent justice. Mais bientôt elle entrera dans Orléans... Je sais bien, moi, que si je n'étais pas si vieille, j'irais tout droit dans la ville investie pour la voir. Seulement mes pauvres jambes ne me porteraient même pas jusque-là et je mourrais en route. Alors, j'aime mieux rester ici, à prier pour ses armes, à l'ange du royaume !...

C'est ainsi que Catherine entendit pour la première fois parler de Jehanne d'Arc. Elle n'en éprouva aucun émerveillement, encore que cette pensée la tînt éveillée une grande partie de la nuit. De l'irritation, bien plutôt, et un flot amer de jalousie pour cette fille «jeune et belle » que « les capitaines espèrent déjà », les capitaines dont Arnaud faisait partie. Est-ce que cette Lorraine qui allait lui apparaître avec l'auréole d'une envoyée de Dieu jointe à celle de sa beauté, dans toute la gloire des armes pour lesquelles il vivait exclusivement, n'attirerait pas à elle le regard et le cœur d'Arnaud de Montsalvy ? Il fallait qu'elle- même se hâtât, il fallait qu'elle arrivât avant cette femme dangereuse et, tout au fond de son cœur angoissé, Catherine se mit à détester la Guerrière.

Le lendemain matin, elle accepta le pain que les moines noirs distribuaient aux pèlerins puis, tandis que les autres s'engouffraient dans la grande église, elle s'esquiva et gagna la route sans être vue. La vieille Bertille lui avait dit qu'il y avait encore tout près de neuf lieues jusqu'à la capitale du duché d'Orléans, neuf lieues... une éternité !

Alors commença pour Catherine la partie la plus cruelle de sa voie douloureuse parce que, maintenant, l'angoisse et le doute habitaient son cœur dans le temps même où son corps arrivait peu à peu aux limites de l'épuisement. Pendant la marche du matin, tout alla à peu près bien. Mais, passé Châteauneuf, les blessures de ses pieds s'étaient rouvertes et tous ses muscles avaient recommencé à lui faire mal. La fièvre, peu à peu, se glissait dans son sang. Se penchant sur une fontaine pour y boire, elle vit avec épouvante son visage amaigri, ses traits tirés, sa peau grise de poussière. Elle avait l'air d'une mendiante et pensa que jamais Arnaud ne la reconnaîtrait. Il rirait d'elle, bien plutôt ! Le lieu était désert, la fontaine abritée, en contrebas du chemin, par un bouquet d'aulnes. Le temps gris était assez doux.

Vivement Catherine ôta ses guenilles et se plongea dans la fontaine. Le froid de l'eau la fit claquer des dents mais, peu à peu, elle en ressentit du bien-être.

La brûlure de ses pieds s'estompait. La voyageuse se frotta de son mieux, regrettant les doux savons que Sara savait si bien préparer, puis lava ses cheveux qu'elle tordit ensuite sur sa tête. En sortant de l'eau, celle-ci lui renvoya le reflet de son corps et elle y puisa un peu de réconfort. Grâce au ciel, malgré l'écrasante fatigue, il n'avait rien perdu de sa splendeur ni de sa grâce nerveuse. Un peu remontée, elle se sécha comme elle put, remit ses hardes et reprit sa route. Le chemin s'infiltrait entre la Loire et une épaisse forêt, mais, à mesure qu'elle avançait, il devenait plus désert. De larges étendues de forêts avaient brûlé. De loin en loin, on pouvait voir les vestiges d'un village, un tronc d'arbre noirci, voire des cadavres abandonnés. La guerre était présente partout et montrait de plus en plus sa face grimaçante.

Mais, possédée par son désir d'arriver coûte que coûte, Catherine n'y prenait pas garde. Elle usait ses yeux à tenter de découvrir, au loin, les murs de ce qui était devenu pour elle la Terre Promise. Au coucher du soleil, elle avait parcouru six grandes lieues... et la forme confuse d'une grosse ville se montrait au loin, grise et indistincte. Elle devina qu'enfin c'était là Orléans et son émotion fut si forte qu'elle se laissa tomber à genoux dans l'herbe courte, éclata en sanglots puis balbutia une courte prière. La nuit lui déroba bientôt la cité. Alors elle s'étendit là où elle était, comme une bête épuisée, sans même chercher un abri couvert. Qui donc, dans ce désert, prendrait souci d'une mendiante endormie ? Elle n'avait plus rien que l'on pût voler, elle était plus pauvre que les plus pauvres, en guenilles, affamée, presque nue et les pieds en sang... Elle dormit d'un sommeil de brute, se releva au premier rayon du soleil aussi simplement que si elle venait juste de tomber et reprit sa marche en avant. Un pas... un autre pas et encore un autre. Là-bas, la ville semblait grandir, lui faire signe... Ses yeux fiévreux ne voyaient plus qu'elle, ignorant les fumées d'incendie que l'on voyait à certains points de l'horizon.

Si elle n'eût été si lasse, elle eût tendu les mains pour tenter de saisir le mirage qui devenait vivant. Peu à peu, elle distingua les îles plates sous leurs chevelures d'herbes, le grand pont, coupé en deux endroits, avec les forteresses qui le gardaient de part et d'autres. Elle vit la flèche aérienne des églises, les grandes dégoulinures noires laissées par l'huile et la poix bouillantes sur les murs, les bombardes qui les couronnaient. Elle vit le grand désert des faubourgs rasés par les Orléanais eux-mêmes, les tragiques pans de murs qui avaient été de belles demeures et même de grandes églises, déserts de l'héroïsme ponctués, comme d'autant de bêtes à l'affût, par les bastilles de bois et de terre élevées par l'assaillant. Elle vit enfin le rouge étendard anglais et ses léopards d'or planté sur ces bastilles et narguant les douces fleurs de lis qui couronnaient d'azur et d'or la plus haute tour du château...

Immobile, les yeux brouillés de larmes, Catherine oublia ses douleurs, la faim qui tordait ses entrailles pour ne plus songer qu'à une seule chose : là, derrière ces murailles, Arnaud vivait, respirait, se battait et souffrait sans doute puisque la ville, à ce que l'on disait, n'avait plus de pain...

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